Photo d’une personne tendant un sac à une autre personne.
Analyse

Quand croissance ne rime pas avec aisance

Aide alimentaire
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Depuis une vingtaine d’années, les chiffres de l’aide alimentaire augmentent constamment. Si la situation sanitaire a accentué la tendance, l’appauvrissement d’une grande partie de la population était déjà à déplorer bien avant le début de la pandémie. L’aide d’urgence s’impose dans le paysage belge de la lutte contre la pauvreté, mais apporte-t-elle des réponses suffisantes ? Et en quoi son expansion suscite-t-elle désormais l’intérêt des grands acteurs économiques ?

« Si on ne renforce pas les mécanismes de sécurité sociale de base et si on ne remonte pas les allocations sociales, on va se retrouver avec une crise d’ordre quasi-humanitaire[mfn]GHYSELINGS M., « Comment se fait-il qu’on distribue encore des colis alimentaires en 2020 ? », www.moustique.be.[/mfn] »
Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des services sociaux (2020)

Urgence

« Faire face à l’urgence alimentaire », « Toujours plus tributaires de l’aide alimentaire », « L’aide alimentaire, chaque jour plus nécessaire », « Le nombre de demandes d’aide alimentaire en forte hausse »… À la lecture de ces titres repérés sur la Toile, d’aucuns pourraient se demander dans quelle région du monde sévit une famine meurtrière. En fait, tous concernent… la Belgique.

De près ou de loin, toute la population du Royaume est concernée par la question de l’aide alimentaire : parce qu’on a un petit-fils qui nous sollicite pour une collecte de vivres non-périssables, parce qu’on est soi-même bénévole au sein d’une association, parce qu’on a entendu un spot d’appel aux dons à la radio ou, évidemment, parce qu’on se voit contraint de recourir à cette aide.

Avant la crise sanitaire due au coronavirus, pas moins de 450 000 personnes faisaient appel aux différents circuits d’aide alimentaire : CPAS, restaurants sociaux (comme les Restos du Cœur), épiceries sociales, services de dépannage alimentaire, etc.

Une évidence s’est vite imposée dès les premières semaines de crise : la tendance allait s’aggraver.

Soulignons : s’aggraver. Car la situation était déjà compliquée, et même dramatique à bien des égards, avant que le coronavirus ne vienne gangréner les plaies purulentes d’une société malmenée : il suffit pour s’en convaincre d’observer le taux de risque de pauvreté qui stagne autour des 15% depuis des années… ou simplement de jeter un coup d’œil sous le porche des lieux de distribution d’aide alimentaire (on y revient).

Des chiffres alarmants

Entre le 30 mars et le 26 juin 2020, le numéro vert bruxellois pour les urgences sociales a reçu plus de 2000 appels de personnes traversant des situations compliquées ; 13,6% des demandes adressées à ce numéro concernaient l’aide alimentaire (avec un pic à 21% la semaine du 4 mai). C’est cette personne qui ne reçoit plus de colis parce que le dispositif d’urgence communal a cessé ses activités ; ou encore cette étudiante avec des enfants en bas âge qui recevait des colis de la part d’une ASBL qui a dû interrompre ses livraisons… La Fédération des services sociaux relève une multitude de « situations sociales complexes, variées, multidimensionnelles ».1FDSS, Dossier de presse. Numéro vert bruxellois 0800 35 243 pour les urgences sociales. Bilan des appels entre les 30 mars et le 26 juin 2020, 10.07.2020.

En Wallonie, la situation n’est pas plus brillante. S’il est compliqué d’obtenir des données quantitatives précises au moment d’écrire ces lignes2Février 2021., les témoignages et les premières indications reflètent clairement une aggravation de la situation. Dans certaines structures, l’augmentation de la demande est estimée à 30%.

Or, rien ne permet de penser que la courbe s’inversera prochainement. En peu de temps, des personnes qui n’avaient jamais eu recours à de l’aide de ce type ont basculé dans la précarité : perte d’emploi, isolement social, économies grignotées par les charges liées au confinement… Le secteur de l’aide alimentaire s’est trouvé en première ligne, confronté à cette situation dramatique, et contraint de s’adapter aux mesures de précaution imposées par la situation sanitaire. En peu de temps, de nombreuses initiatives ont été prises dans le but de maintenir des services de base : adaptation des horaires, livraisons à domicile, distributions sur rendez-vous, appels téléphoniques… autant de signes d’une mobilisation rarement prise en défaut en dépit des circonstances.

Une aide d’urgence qui s’installe dans la durée

De nos jours, l’installation de l’aide alimentaire – sa normalisation, son ancrage dans le quotidien d’un grand nombre de personnes – l’a rendue presque incontournable. C’est oublier que l’aide alimentaire, sous sa forme actuelle, ne s’est pas toujours imposée comme une évidence : elle a connu un retour en force au tournant des années 1980. À l’époque, les indicateurs économiques se détérioraient et le système de sécurité social instauré dans l’après-guerre commençait à être remis en question. Comme l’expliquent les économistes Philippe Defeyt et Pierre Reman, « dans ce contexte, on a assisté à une véritable réhabilitation et médiatisation des pratiques assistancielles porteuses de solidarité « chaude », associative, citoyenne et familiale […] considérées comme étant essentielles, centrales, pour soulager « les plus défavorisés » ou les « nouveaux pauvres ».3REMAN P. et DEFEYT P., « Entre construction et déconstruction de l’État social : la place de l’aide alimentaire », Aide alimentaire. Des protections sociales en jeu, éd. Academia – L’Harmattan, 2019, p. 99. » En plein essor du néolibéralisme, l’augmentation progressive de l’aide alimentaire « révèle les choix politiques et sociétaux inquiétants qui sont faits pour répondre à la pauvreté et à la crise économique : des choix qui bouleversent les acquis sociaux construits sur des décennies et réengagent notre société sur la voie de l’urgence et du caritatif4HUBERT et VLEMINCKX, cités par REMAN P. et DEFEYT P., ibid., pp. 101-102. ».

De ce fait, il paraît indispensable de ne pas se contenter de gérer les aspects organisationnels de l’aide. Si celle-ci est hélas indispensable à court terme, elle « n’offre aucun avenir désirable aux personnes qui y ont recours.5MYAUX D. dir., Aide alimentaire. Des protections sociales en jeu, éd. Academia – L’Harmattan, 2019, p. 10. » Pour l’heure, les bénévoles s’évertuent à mettre en œuvre une logistique peu visible aux yeux du grand public : collecte d’invendus de la grande distribution, transport, visites à domicile, aménagement de locaux… Avec le risque d’un effet pervers, car ces trésors de bonne volonté déployée au quotidien jettent un voile pudique sur la sombre réalité de l’aide humanitaire organisée en Belgique ; une aide qui tendrait à faire croire que le problème de la pauvreté est circonscrit et sous contrôle, sans questionner les inégalités économiques et sociales qui l’engendrent.

Comme l’observent Christine Mahy et Jean Blairon, secrétaire générale et président du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, l’instauration de ce circuit « de seconde zone » traduit « le renoncement à régler le problème de la pauvreté en s’attaquant aux causes qui la produisent. Le circuit au rabais de l’accès à l’alimentation conduit à abandonner l’idée d’éradiquer la pauvreté, au profit d’une « gestion » de celle-ci, dont l’organisation pose d’ailleurs de nombreux problèmes.6MAHY C. et BLAIRON J., « L’aide alimentaire, une installation qui pose question », 2018. »

Des colis livrés par Amazon ?

Nous avons évoqué les données en augmentation constante. Et qui dit secteur en croissance dit souvent intérêt des grands acteurs économiques. Ainsi voit-on apparaître le nom d’Amazon, dans le panorama de l’aide alimentaire, notamment aux États-Unis et en France.

Au pays de l’oncle Sam, plus de 35 millions de personnes bénéficiaient en 2019 d’un programme fédéral d’aide alimentaire (intitulé SNAP), qui fonctionne au moyen de bons échangeables contre de la nourriture. « Alors que la première vague de Covid-19 faisait rage et que les autorités sanitaires recommandaient de réduire les déplacements, le gouvernement a permis l’utilisation des bons SNAP pour faire ses courses en ligne et se faire livrer.7https://korii.slate.fr/biz/foyers-pauvres-nouvelle-cible-commerciale-amazon-food-stamps-aide-alimentaire-commande-nourriture, consulté le 11.02.2021. » Or, « dans la plupart des États participants, ces achats ne peuvent s’effectuer que chez Amazon et Walmart. »

Si d’aucuns se réjouissent de l’accès facilité à l’aide alimentaire pour de nombreux foyers, il serait naïf d’occulter le fait que « le marché des achats en bons SNAP est immense. Selon Bloomberg8« Groupe financier américain spécialisé dans les services aux professionnels des marchés financiers et dans l’information économique et financière(…) » (source : Wikipédia)., il représentait en 2019 environ 55 milliards de dollars ». Pour comble d’ironie, des employés d’Amazon figurent parmi les « bénéficiaires » du programme SNAP.

En France, Amazon se félicite d’avoir, dès les premiers jours du confinement, intensifié ses engagements auprès des associations telles que Dons Solidaires, la Fédération française des banques alimentaires et le Secours populaire. Un engagement qui ne date pas d’hier, comme l’explique Laurence Champier, directrice générale de la Fédération française des banques alimentaires : « Dès 2016, certains entrepôts d’Amazon ont pris contact avec nos antennes locales et depuis nous avons reçu plus de 500 tonnes de produits, soit l’équivalent de 1 million de repas distribués ». Cette collaboration s’est accentuée avec la crise. « Amazon nous a apporté son soutien tout au long de l’année, avec des dotations pour nous aider à reconstituer nos stocks et pour les distribuer ».9https://www.aboutamazon.fr/covid-19-amazon-renforce-ses-engagements-solidaires, consulté le 11.02.2021.

En remerciement, Amazon a reçu le label « entreprise solidaire des banques alimentaires », attribué aux entreprises qui s’engagent pour une durée minimum de trois ans et/ou avec une dotation annuelle d’au moins 50 000 euros.

Philanthropie ? L’entreprise de la Silicon Valley n’est pas la seule active dans ce domaine. Citons encore Coca-Cola et ses dons de 40 000 euros à la Croix-Rouge belge et de 20 000 euros aux banques alimentaires à l’occasion de la fête de Noël.10« Le Père Noël Coca-Cola fait sa 100e apparition », https://www.foodbanks.be/fr/news, 21.12.2020.

Autrement dit, non seulement ce circuit de distribution « pour les pauvres » s’institutionnalise, mais nous assistons aussi, progressivement, à son instrumentalisation au profit des puissances économiques, qui, en se présentant comme des organismes de bienfaisance, récoltent de surcroît les lauriers de la reconnaissance. Est-ce l’horizon vers lequel nous voulons tendre ? Un système palliatif qui profite à ces mêmes organismes qui maitrisent déjà les rouages de l’économie capitaliste ?

Des béquilles pour soulager la pauvreté et des clés pour déboulonner le système

Un grand nombre de structures d’aide alimentaire s’inscrivent dans la continuité d’une tradition chrétienne séculaire. Comme le souligne Philippe De Leener, professeur à l’UCL11Invité par Action Vivre Ensemble lors d’une activité organisée au mois de janvier 2021, Philippe De Leener est également co-président de la Fédération des entreprises d’économie sociale pour Bruxelles-Wallonie, et Président du centre de recherche et développement « Inter-Mondes Belgique »., cette tradition est soumise à une tension entre différentes pratiques de la charité : d’une part, une « charité palliative » (on va soulager la pauvreté, la rendre supportable, faire un chemin avec les plus démunis) ; d’autre part, une « charité transformative », visant à agir sur les structures sociopolitiques.

Philippe De Leener explique en outre que, si en cherchant à soulager la pauvreté, on ne cherche pas en même temps à démanteler le système social, politique et économique qui la fabrique, on risque de contribuer à ce système ou à lui servir de caution.12https://vivre-ensemble.be/comment-cesser-d-etre-a-notre-insu-des-marchands-et-fabricants-de-pauvrete, consulté le 10.02.2021. Il invite dès lors les personnes actives au sein des structures d’aide alimentaire (mais cela vaut pour d’autres domaines d’action) à se poser cette question : comment, en faisant bien mon colis, puis-je apporter une petite contribution pour déboulonner ce système ? Autrement dit : comment agir concrètement pour soulager les besoins urgents, tout en questionnant les mécanismes d’exclusion à l’échelle de la société ?

Des questions ouvertes… et d’autant plus complexes que les personnes concernées ont souvent « le nez dans le guidon », accaparées par la multiplicité des demandes immédiates.

Changement de cap

Avec d’autres structures, Action Vivre Ensemble invite à un changement de perspective : se distancier de ce qui semble trop évident, dépasser une gestion réduite au côté organisationnel, et questionner sans cesse les enjeux politiques liés à l’aide d’urgence.

Pour ouvrir la réflexion, reprenons ici quelques pistes évoquées par Catherine Rousseau, active au sein de la Concertation aide alimentaire13Section de la Fédération des services sociaux.. Pour elle, il s’agirait de développer :

  • Des politiques structurelles fortes, en vue d’assurer à tous un revenu décent, permettant de vivre dans l’aisance, et d’assurer l’inclusion économique et la protection sociale.
  • Des systèmes alimentaires plus résilients, résistant mieux aux crises, notamment par la reterritorialisation et l’autonomie des systèmes agroalimentaires.
  • Une intervention publique pour soutenir la vente de produits de qualité, notammentaux structures sociales (épiceries sociales, restaurants sociaux, cantines scolaires…).

Quid encore d’une « sécurité sociale alimentaire », fondée sur les mêmes principes que la sécurité sociale « classique » (chacun cotise selon ses moyens pour que tout le monde bénéficie d’un même droit à une alimentation de qualité) ? Cette nouvelle proposition venue de France méritera sans doute d’être approfondie ultérieurement.

Revenons ici à la première idée avancée par Catherine Rousseau: des politiques structurelles visant à assurer un revenu décent. Cet enjeu peut sembler à la fois le plus banal et le plus lointain, mais n’en est pas moins incontournable dans une perspective d’émancipation. Plutôt que la gestion d’un réseau parallèle de distribution, une augmentation directe du revenu des ménages permettrait à ceux-ci de poser des choix de manière plus autonome. Quant aux structures d’entraide, elles pourraient dès lors consacrer davantage d’énergie à l’accompagnement et au lien social.

Cette idée de veiller à un revenu décent pour tous implique d’ouvrir le débat sur des politiques de répartition équitable des richesses : c’est le chantier, immense, de la justice sociale (en ce compris la justice fiscale), qui interroge notamment les intérêts et les privilèges des gagnants du capitalisme financiarisé. L’économiste Thomas Picketty, auditionné par la commission Finances de la Chambre en février 2021, déplorait le manque d’ambition des autorités belges en la matière.14https://www.lesoir.be/354137/article/2021-02-09/une-taxe-de-015-sur-les-comptes-titres-cest-tres-tres-faible-selon-thomas, consulté le 11.02.2021. Le chemin est encore long.

Dans l’attente, il est important d’améliorer le système de dépannage actuel, en soignant l’accompagnement, la convivialité et le travail en réseau, mais aussi en assouplissant les conditions d’accès à l’aide alimentaire (voire en les supprimant).15« L’expérience de l’aide alimentaire. Quelle(s) alternative(s) ? », https://www.fdss.be/wp-content/uploads/19033-rapport-croisement_06.pdf, 2019. Enfin, la participation des premiers concernés est aussi indispensable, non seulement dans la gestion pratique des associations, mais aussi dans la prise de décisions. Ces garde-fous s’imposent d’autant plus que la croissance du secteur de l’aide alimentaire attire désormais l’attention des acteurs les plus puissants de la sphère économique.

Garantir des conditions de vie aisée à toute la population requiert certes de l’entraide, mais ce défi invite en outre à un changement global, quitte à contrarier les intérêts des privilégiés qui apparaissent aujourd’hui comme des bienfaiteurs.

Renato Pinto,
Coordinateur régional Vivre Ensemble Hainaut

Avec le soutien de