Photo d’illustration d’une ampoule sur un fond noir.
Photo : Zátonyi Sándor, (ifj.) (wikimedia) CC BY 3.0
Analyse

Accès à l’énergie : droits humains contre droit au profit ?

Droit

Le confinement dû à la pandémie du Covid-19 a aggravé la situation financière de bien des familles. Les pouvoirs publics ont réagi pour tenter de soulager, provisoirement en tout cas, les ménages en difficulté et leur garantir un accès à l’énergie tout au long de la période de confinement et des mois qui ont suivi. Une occasion de se pencher sur les mesures qui protègent les consommateurs, mais aussi – et surtout – les fournisseurs… et de découvrir un traité méconnu mais très puissant : le TCE, Traité sur la Charte de l’énergie.

La précarité énergétique est l’une des facettes de la pauvreté ou de la précarité. On parle de précarité énergétique quand les revenus, trop faibles, ne permettent pas de payer régulièrement et à temps toutes les factures de gaz et d’électricité. Avec le risque de se retrouver, du jour au lendemain – en Wallonie en tout cas – sans électricité ni gaz.

« J’ai travaillé pendant 37 ans chez Delhaize (…) et puis en 2016 ils ont restructuré, ça a été un préavis. Vous avez des enfants à élever seule, un père qui a parfois du mal à payer la pension alimentaire… quand il y avait quelque chose qui tombait en panne, c’était dans l’immédiat, donc c’était un crédit. Et puis quand vous perdez votre emploi, c’est la catastrophe. (…) Un compteur à budget, ça veut dire que si vous avez de l’argent, vous avez de l’électricité. Si vous n’avez pas d’argent, vous n’avez pas d’électricité. C’est pas difficile. (…) L’hiver me fait peur. Alors on vous dit : il faut recharger l’été pour l’hiver. Oui, en bonne logique, oui ! Mais si vous avez des difficultés financières, elles ne s’arrêtent pas en été. Il faut regarder à tout, à tout, à tout. C’est pas ça, vivre. » (Monique, Vieux-Genappe)

« Mon compagnon a eu beaucoup de mal à accepter le décès de son père ; un an plus tard, il s’est suicidé. Depuis, je me suis toujours occupée seule de nos deux enfants, qui avaient alors 9 mois et presque deux ans. (…) Je vis chaque mois en fonction du compteur à budget. Je vois ce qu’il y a sur mon compte ; j’ai toujours en tête que je dois recharger mon compteur à budget ; et donc je laisse tomber d’autres choses. Il faut rogner sur la nourriture et sur les dépenses quotidiennes. Ça me donne un drôle de sentiment ; un sentiment très gênant. » (Griet, Mol)

« J’ai pris un abonnement ; on ne m’avait pas dit qu’il y avait un tarif fixe ou variable, on ne m’a rien expliqué. C’est au moment où j’ai été devant le fait accompli que je me suis posé des questions : mais comment ça se fait que j’ai une facture énorme ? C’est à ce moment qu’on m’a dit que c’est parce que j’ai un tarif variable. On me dit juste que ce sont les prix qui ont flambé. Lorsque les prix augmentent sur le marché, le prix augmente aussi chez moi. Je me retrouve avec une facture de régularisation de presque 300 euros. Il a fallu que je demande un plan de paiement parce que c’était trop cher pour moi. » (Fatou, Bruxelles)1Ces trois témoignages sont extraits du film documentaire : « FrACTURE ÉNERGÉTIQUE », d’Yves Dorme, avril 2020. Lien raccourci : https://miniurl.be/r-37uu

Une perte d’emploi, le décès du conjoint ou simplement un manque d’information… pour les personnes qui ont un revenu tout juste suffisant, peut entraîner la précarité énergétique. Avoir de quoi s’éclairer, cuisiner, se chauffer… sont pourtant des besoins essentiels. Des besoins pour lesquels on en sacrifie d’autres quand les revenus manquent : soins de santé, alimentation, vêtements, sans parler des voyages et des loisirs, qui deviennent des luxes inaccessibles, y compris pour les enfants. Cela peut amener à devoir faire des choix qu’on ne devrait jamais avoir à faire.

Cette précarité énergétique concerne plus d’un ménage belge sur cinq2En Wallonie et à Bruxelles, le baromètre de la précarité énergétique réalisé par la Fondation Roi Baudouin estime que 28% de la population est concernée. Voir https://www.kbs-frb.be/fr/Activities/Publications/2020/20200323NT et est contraire à l’article 23 de notre Constitution qui affirme le droit de chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine, notamment par l’accès à un logement décent. Or un logement est-il décent sans lumière, sans la possibilité de cuisiner ou de se chauffer ? Les femmes élevant seule leur(s) enfant(s) et les femmes seules de plus de 65 ans sont plus que les autres touchées par cette précarité.

La pandémie du Covid-19 a renforcé cette précarité : en restant chez elles pendant la période de confinement, les familles ont consommé plus d’énergie, alors qu’un ou plusieurs membres du ménage ont éventuellement été mis en chômage temporaire ou licenciés.

Pouvoirs publics et fournisseurs privés

En matière d’énergie, deux acteurs principaux entrent en jeu. D’une part, les pouvoirs publics, à savoir le gouvernement fédéral ou les gouvernements régionaux ; d’autre part, les fournisseurs privés d’électricité (voir encadré). Les premiers, pour atténuer la précarité et assurer le respect des droits fondamentaux. Les seconds, pour s’assurer d’être payés et de ne pas perdre de clients : privatiser les bénéfices et socialiser les pertes pourrait être leur devise.

Énergie : qui fait quoi ?

Le marché de l’électricité est divisé en différentes parties :

  • La distribution est prise en charge par les gestionnaires du réseau de distribution (GRD). Elle consiste à mettre à disposition et entretenir les câbles amenant l’électricité jusqu’à l’utilisateur final. Cette activité est régulée et n’est pas soumise à la concurrence. Les GRD sont des intercommunales, qui peuvent être :
    • mixtes, car elles dépendent encore fortement d’Électrabel, l’ancienne entreprise qui avait le monopole de la distribution, via la société Netmanagement.
      • En Région wallonne, les intercommunales mixtes se sont regroupées en 2009 et leur gestion opérationnelle est assurée par ORES.
      • En Région de Bruxelles-capitale, c’est SIBELGA qui est le gestionnaire du réseau de distribution.
      • En Région flamande, c’est FLUVIUS
    • pures
  • La fourniture, assurée soit par des entreprises privées, soit par les GRD, dans le cas où le client bénéficie du statut de « client protégé ».
  • Le transport de l’électricitéest le monopole d’ÉLIA.
  • La production est assurée par des entreprises privées ou par des coopératives (pour l’éolien). La Belgique est totalement dépendante des importations pour le pétrole et le gaz. Elle produit une bonne partie de son électricité via les centrales nucléaires, les centrales au gaz et les énergies renouvelables.

En outre, il existe un régulateur fédéral, la CREG, et des régulateurs régionaux : Brugel, la CWaPE et la VREG. Ces régulateurs conseillent les autorités publiques quant à l’organisation du marché de l’énergie et veillent au respect des « règles du jeu », des législations qui régissent le marché libéralisé de l’énergie.

On notera que, comme dans d’autres secteurs, la division des activités liées à la fourniture d’énergie garde la partie « infrastructure » (distribution, transport), indispensable mais aussi non rentable, hors de la concurrence du marché et à charge des pouvoirs publics, tandis que la partie « fourniture » est libéralisée, privatisée, alors qu’elle est la plus rentable.

Nous verrons d’abord ce qu’il se passe « en temps normal », puis ce qu’il s’est passé depuis le début de la pandémie et du confinement.

Dispositifs protecteurs… pour qui ?

– Un fonds fédéral

Il existe un « Fonds Van de Lanotte » au niveau fédéral, alimenté par un prélèvement sur les factures d’énergie. Ce fonds est destiné aux CPAS et leur permet de payer des factures de ménages en difficulté et d’engager du personnel pour la gestion administrative de ces dossiers. Bénéficiaires : les personnes en difficulté de paiement qui s’adressent au CPAS… et les fournisseurs d’électricité.

– Le tarif social et le statut de « client protégé »

Le tarif social est applicable sous certaines conditions. Il est octroyé par le niveau fédéral aux personnes bénéficiaires de certaines allocations sociales (RIS, GRAPA3RIS :revenu d’intégration sociale (ancien minimex) ; GRAPA : garantie de revenus aux personnes âgées., etc.), ou par le niveau régional aux personnes surendettées. Ces clients deviennent des « clients protégés » et ont droit au tarif le moins cher du marché. Au niveau fédéral, l’octroi est automatique, tandis que, au niveau régional, les personnes concernées doivent effectuer des démarches pour accéder à ce tarif (avec le risque de non-recours que cela comporte).

Bénéficiaires : les ménages en difficulté… et les fournisseurs privés. En effet, les pouvoirs publics remboursent à ces derniers la différence entre le tarif social et le tarif normal. Ce qui n’empêche pas ces fournisseurs privés d’avoir organisé récemment un séminaire avec des mandataires politiques pour mettre en avant le coût que ce tarif social représente pour eux (gestion administrative). Les fournisseurs proposent régulièrement de remplacer ce tarif par un chèque-énergie. Une fausse bonne idée pour le consommateur, puisque cela complique les démarches et ne permet pas de réguler le tarif4si M. X se fait démarcher par un fournisseur plus cher qui sonne à sa porte et qu’il se laisse convaincre, le chèque ira dans la poche du fournisseur, mais ne réduira que très peu les dépenses en énergie de M. X..

En Région wallonne, les « clients protégés » selon les critères régionaux doivent passer de leur fournisseur privé au le gestionnaire de réseau de distribution (GRD) pour obtenir le tarif social (voir encadré ci-dessus). S’ils ont acquis le statut de clients protégés en vertu de critères fédéraux, ils peuvent décider de rester chez leur fournisseur habituel. Si ces clients protégés ne peuvent plus payer leurs factures, ils sont automatiquement fournis par le GRD.

– En cas de défaut de paiement

Lorsqu’un client ne paie pas sa facture, le fournisseur lui envoie un rappel. Cela nous est tous arrivé, personne n’est à l’abri d’une distraction. Si le paiement (additionné de frais de rappel) n’est pas effectué dans le délai mentionné sur la lettre de rappel, le client reçoit une mise en demeure, suivie, si cette dernière reste sans effet, d’une déclaration de défaut de paiement. En Wallonie, le fournisseur demande alors au GRD de placer un compteur à budget. Comme expliqué plus haut, le compteur à budget fonctionne avec une carte prépayée : plutôt que de payer pour ce qu’on a consommé5Avec la nuance que les factures que nous payons tous les mois ou tous les deux mois tout au long de l’année sont aussi un prépaiement basé sur la consommation de l’année antérieure, régularisé à la hausse ou à la baisse par la facture annuelle., on peut consommer ce qu’on a payé à l’avance6Comme pour une carte prépayée pour GSM.. Le GRD accepte de placer ce compteur à partir d’une dette estimée de 100€ pour l’électricité et 150€ pour le gaz (au début de ce système, il n’y avait pas de plancher de dettes). L’objectivation du montant de la dette n’est réalisée qu’au moment du placement du compteur à budget. Il arrive que les clients ne doivent, en fait, rien à leur fournisseur, voire l’inverse7Source : RWADE ! Bénéficiaires : les fournisseurs d’électricité, aux dépens de la collectivité puisque les 40 millions d’euros que coûtent ces compteurs sont répercutés sur le tarif de distribution.

Il y a actuellement chaque année en Wallonie 90 000 demandes de placement de ce type de compteurs, rien qu’en électricité8Pour 18000 placés annuellement.. Cela ne se fait donc pas du jour au lendemain, et la procédure peut prendre du temps. Quand la procédure dépasse les 40 jours, le client est d’office fourni par le GRD, jusqu’à ce que le compteur à budget soit placé. Voilà donc à nouveau le fournisseur privé bien protégé. Si le client refuse le compteur à budget ou si, pour quelque raison que ce soit, on n’arrive pas à le placer, le fournisseur demande au GRD de couper purement et simplement l’approvisionnement, hiver comme été, qu’il soit client protégé ou pas. Jusqu’il y a peu, une exception était faite pour les clients protégés : on ne leur coupait pas complètement l’approvisionnement, mais un limiteur de puissance était placé, qui permettait de consommer une très petite quantité d’énergie à la fois. Aujourd’hui, ce placement n’est plus systématique, le client doit en faire la demande à son CPAS. Une démarche que toutes les personnes concernées ne font pas nécessairement, tant s’adresser au CPAS peut être à leurs yeux stigmatisant. En ce qui concerne le gaz, le client protégé peut recevoir, en s’adressant au CPAS, une carte d’alimentation chargée la première année, avec, généralement, l’obligation d’y charger 50€ avant l’hiver suivant – ce qui n’est pas toujours possible pour des ménages à faibles revenus.

À Bruxelles, le système des compteurs à budget n’existe pas. Les limiteurs de puissance ne sont guère utilisés car les fournisseurs se rendent compte que ces dispositifs diminuent en fait peu la consommation totale du ménage concerné. Celui-ci ne réduit pas vraiment sa consommation, mais la répartit dans le temps (on fait les choses l’une après l’autre). Le contrat passé entre le client et le fournisseur est de 3 ans minimum et le fournisseur ne peut pas l’interrompre ni couper l’approvisionnement pour défaut de paiement sans un passage préalable devant la Justice de paix qui vérifie les obligations et droits des consommateurs et propose des plans de paiement. Nous verrons plus loin la raison de cette différence entre la Wallonie et la Région bruxelloise.

Mesures spéciales « confinement »

Voyons à présent ce qu’il s’est passé depuis le début du confinement. Il était important d’éviter les coupures de gaz ou d’électricité, vu que les gens devaient rester chez eux toute la journée, le cas échéant avec leurs enfants. La solution la plus simple était de désactiver le système des compteurs à budget et d’envoyer des factures d’acompte aux clients (comme dans le fonctionnement normal). Mais les fournisseurs d’énergie en Wallonie ont fait pression sur le politique pour une autre solution : suspendre le prépaiement9Source : RWADE.

Cela n’a pas simplifié la vie des clients concernés : ils ont dû se déplacer à la borne (malgré le confinement…) pour encoder un « tarif 0 » qui leur permettait de continuer à consommer jusqu’au 30 juin en restant chez leur fournisseur habituel10Les fournisseurs privés demandent une intervention des pouvoirs publics pour compenser ce manque à gagner…. Avant le 30 juin, ils devaient revenir à la borne pour désactiver le « tarif 0 », sous peine de coupure, même s’ils avaient encore du crédit sur leur carte. Et revenir ainsi dans le dispositif initial. La communication n’est apparemment pas bien passée, puisque le 30 juin, des milliers de ménages n’avaient pas fait la démarche de réactivation de leur carte prépayée. Ils se sont retrouvés sans électricité et des files énormes se sont formées par exemple devant les bureaux de RESA, le principal opérateur liégeois du réseau de distribution, au point que la police a dû intervenir.

Selon le RWADE11Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie. www.rwade.be, sur 100 000 compteurs à budget actifs, seuls 70 000 ont bénéficié de la protection contre la coupure. 30 000 compteurs n’ont pas été rechargés depuis le 18 mars et l’on ignore ce qu’il est advenu de leurs utilisateurs : ont-ils déménagé provisoirement chez des amis ou de la famille ? Ont-ils trouvé une autre source d’énergie (bois, pétrole) ? Mystère. L’utilisation du compteur à budget ne permet pas aux pouvoirs publics de prendre des décisions basées sur les réalités des ménages et sur les réponses qu’on doit y apporter.

Au début du confinement, le 18 mars, le gouvernement wallon décide donc d’arrêter le placement de compteurs à budget et de ne pas autoriser de coupures. Les procédures de placement de compteurs à budget sont suspendues. Les personnes concernées restent chez leur fournisseur habituel qui pourra ré-enclencher la procédure à la fin du confinement. Devoir continuer à approvisionner ces clients « mauvais payeurs » n’est pas du goût des fournisseurs privés qui font pression sur le politique, l’accusant d’abuser des pouvoirs spéciaux. Finalement, le gouvernement wallon cède (nous verrons plus loin quelle peut être la raison de ce revirement) et, le 11 juin, l’annulation des procédures de placement de compteurs à budget… est annulée. Les clients, en attendant, ne seront plus alimentés par leur fournisseur privé mais par leur GRD. Bénéficiaires : les fournisseurs privés, qui se « débarrassent » provisoirement de ces clients ‘difficiles’ et de leur droit à un logement digne, grâce à la collectivité – vous, moi, nous – qui assume cette solidarité que les fournisseurs privés refusent.

À Bruxelles, on l’a vu plus haut, les risques pour les consommateurs sont bien moindres qu’en Wallonie, vu l’absence de compteurs à budget et l’obligation de passer par la Justice de paix avant une coupure. La trêve hivernale, pendant laquelle les coupures sont interdites, existe à Bruxelles, et, en raison du Coronavirus, elle est prolongée jusqu’ à fin mars 2021.

En Wallonie, il n’y a pas de véritable trêve hivernale : la coupure de gaz ou d’électricité de la part d’un fournisseur privé est possible tout au long de l’année, même en plein hiver, et sans passer par la Justice de paix. Lorsque cela arrive, c’est le GRD qui prend le relais de la fourniture d’énergie. Bénéficiaires : les fournisseurs privés, qui ne sont donc pas obligés d’alimenter des clients en difficulté de paiement.

Le TCE, épée de Damoclès

Au vu de ce qui précède, deux questions surgissent : pourquoi une telle différence entre la Wallonie et Bruxelles ? Et pourquoi le gouvernement wallon semble-t-il subir plus de pressions de la part des fournisseurs privés, au point de revenir en juin sur une décision de protection des consommateurs fragiles prise en mars ?

Il y a en Région bruxelloise moins de fournisseurs privés qu’en Wallonie : ils ne sont que 6, voire 412Contre une douzaine en Wallonie si l’on exclut la coopérative Énergie 2030 qui demande une prise de parts de 1000€ et n’est donc pas accessible à tout le monde, et Luminus, pour lequel il faut passer par le magasin Médiamarkt. Apparemment, des mesures législatives comme l’obligation pour le fournisseur de proposer un contrat de 3 ans13Contre un an en Wallonie et en Flandre qu’il ne pourra interrompre sans un passage devant le juge de paix, l’absence de compteurs à budget ou la trêve hivernale rendent le marché moins attractif et les fournisseurs privés ne se battent donc pas pour se faire une place sur ce marché somme toute assez peu important en termes de nombre de clients, par rapport aux deux autres régions14Le revers de la médaille, c’est que, sur un marché moins concurrentiel comme celui de la Région bruxelloise, les tarifs ont tendance à être plus élevés qu’en Wallonie, où beaucoup de fournisseurs rivalisent d’offres alléchantes pour se tailler des parts de marché..

Une législation favorable au consommateur et un marché peu attrayant expliquent que le rapport de forces entre fournisseurs privés et pouvoirs publics soit plus équilibré.

Si le gouvernement wallon est revenu sur sa décision de suspendre les procédures de placement de compteurs à budget, c’est que, on l’a dit, il a subi des pressions de la part des fournisseurs privés. Et que ces derniers ont une arme cachée, mais que les pouvoirs publics connaissent bien. Cette arme, c’est le TCE, pour Traité sur la Charte de l’énergie15Lire l’analyse du TCE par Entraide et Fraternité « La Belgique et l’Union européenne sont-elles schizophrènes ? » disponible sur https://www.entraide.be/la-belgique-et-l-union-europeenne-sont-elles-schizophrenes.

Dans la famille des traités protégeant le commerce ou l’investissement, il fait figure de grand frère, puisqu’il a vu le jour en 1998. Il protège les investissements et le commerce dans le domaine de l’énergie et lie tous les pays de l’Union européenne (sauf l’Italie, qui s’en est retirée16Mais qui, en vertu de la « clause de survie » contenue dans le TCE, y est encore soumise pour une durée de… 20 ans.). Les promoteurs de ce traité travaillent activement à y rallier 32 pays du Sud qui sont actuellement dans un processus d’adhésion, de même que 4 organisations africaines.

Moins d’une décennie après la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, l’objectif initial du TCE était de sécuriser l’approvisionnement énergétique de l’Europe et les investissements réalisés par les multinationales TOTAL, SHELL, BP, etc. Malheureusement, comme beaucoup de ses successeurs (CETA, TTIP, etc.), le TCE comporte de graves défauts, dont celui de protéger les énergies fossiles et le nucléaire mais aussi d’offrir aux multinationales le droit d’attaquer directement les États via la clause ISDS17Lire notamment cette carte blanche co-signée par Entraide et Fraternité : https://www.entraide.be/tce_carte-blanche-soir. Arrêtons-nous un instant sur l’ISDS18Pour Investor to State Dispute Settlement.. En français : organe de règlement des différends entre investisseur et État. Dans les faits, ce n’est rien d’autre qu’une sorte de tribunal privé, où seules les entreprises ou les actionnaires peuvent déposer plainte… contre les États. Mais de quoi peuvent-ils bien se plaindre, ces investisseurs et ces entreprises ? De tout ce qui fait obstacle à leurs affaires, à leur droit au profit.

Comme l’interdiction de couper l’alimentation en énergie d’un mauvais payeur ou de faire poser un compteur à budget durant le confinement. Voilà fort probablement pourquoi le gouvernement wallon, cible de pressions mais aussi de menaces de recours de la part des fournisseurs privés, semble si difficilement tenir le cap de la protection les consommateurs en difficulté. Voilà pourquoi, également, les fournisseurs privés peuvent sans problème faire reposer toutes les mesures à caractère social en matière d’énergie sur la seule solidarité collective via les GRD, puisque ces mesures, s’ils devaient en assumer une partie des coûts, porteraient atteinte à leurs bénéfices. Notons ici que la Hongrie a par exemple été poursuivie sur la base du TCE à la suite d’une loi faisant baisser la facture d’électricité pour sa population19AES Summit Generation Limited and AES-Tisza Erömü Kft. v. Republic of Hungary (II) (ICSID Case No. ARB/07/22); Electrabel S.A. v. The Republic of Hungary (ICSID Case No. ARB/07/19);.

Si le TCE est un argument si convaincant, c’est qu’un recours devant son tribunal d’arbitrage et son armée d’avocats spécialisés peut donner lieu à des amendes très, très salées, de plusieurs centaines de millions, voire plusieurs milliards d’euros. C’est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête des gouvernements, dont la simple existence oriente leurs prises de décision, tant ils savent comme elle ferait mal si elle venait à tomber sur eux.

Voilà comment le sort de Monique, Griet, Fatou (voir témoignages ci-dessus) et bien d’autres est lié à un traité international dont elles ignorent l’existence.

Le TCE est emblématique du pouvoir exorbitant qu’ont accumulé les grandes entreprises, avec le consentement des États, qui se retrouvent pieds et poings liés.

Une fenêtre de changement s’est ouverte en 2020 avec le lancement d’une renégociation du TCE afin de le rendre officiellement compatible avec les objectifs de lutte contre le changement climatique issus de la Cop 21 de Paris en 2015. En effet, avec le TCE dans sa forme actuelle, un État qui déciderait de favoriser les énergies renouvelables pourrait en être empêché par les entreprises exploitant des énergies fossiles, à coups de recours devant l’ISDS, ou simplement de menaces de milliards d’amende.

Mais cette fenêtre s’est semble-t-il rapidement refermée à l’issue du 1er tour de négociations qui a eu lieu du 6 au 9 juillet, le Japon ayant renouvelé son opposition à toute modification de la clause ISDS. Or, la règle de l’unanimité est requise pour toute modification du TCE.

Conclusions

Le secrétariat du TCE est basé à Bruxelles et de nombreuses associations, dont Action Vivre Ensemble et son ONG sœur Entraide et Fraternité, comptent bien se mobiliser pour que la Belgique et l’UE prennent des positions fermes lors de ces négociations : supprimer l’épée de Damoclès que constitue le tribunal d’arbitrage privé (ISDS) et, en matière d’environnement, annuler la protection des énergies fossiles qui rend impossible la transition énergétique. Et si cela n’est pas possible, envisager le retrait de la Belgique de ce traité, comme l’a fait l’Italie20Sachant qu’une clause du traité stipule qu’un État qui quitte le traité y reste lié pour une période de… 20 ans. L’expression « pieds et poings liés » n’est donc pas abusive….

Ce que ce traité nous apprend aussi, c’est que tout est lié : la protection des droits humains et la protection de la nature ; la lutte pour la justice sur le terrain (par les associations et leurs réseaux) et au niveau international, par une vigilance constante et une mobilisation citoyenne autour de causes qui semblent au premier regard bien loin des préoccupations des milliers de Wallons qui se sont retrouvés sans électricité le 30 juin au matin…

Isabelle Franck
Chargée d’analyses et de mobilisation citoyenne
Action Vivre Ensemble/Entraide et Fraternité

Merci à Aurélie Ciuti, du RWADE, pour ses apports et sa relecture.

  • 1
    Ces trois témoignages sont extraits du film documentaire : « FrACTURE ÉNERGÉTIQUE », d’Yves Dorme, avril 2020. Lien raccourci : https://miniurl.be/r-37uu
  • 2
    En Wallonie et à Bruxelles, le baromètre de la précarité énergétique réalisé par la Fondation Roi Baudouin estime que 28% de la population est concernée. Voir https://www.kbs-frb.be/fr/Activities/Publications/2020/20200323NT
  • 3
    RIS :revenu d’intégration sociale (ancien minimex) ; GRAPA : garantie de revenus aux personnes âgées.
  • 4
    si M. X se fait démarcher par un fournisseur plus cher qui sonne à sa porte et qu’il se laisse convaincre, le chèque ira dans la poche du fournisseur, mais ne réduira que très peu les dépenses en énergie de M. X.
  • 5
    Avec la nuance que les factures que nous payons tous les mois ou tous les deux mois tout au long de l’année sont aussi un prépaiement basé sur la consommation de l’année antérieure, régularisé à la hausse ou à la baisse par la facture annuelle.
  • 6
    Comme pour une carte prépayée pour GSM.
  • 7
    Source : RWADE
  • 8
    Pour 18000 placés annuellement.
  • 9
    Source : RWADE
  • 10
    Les fournisseurs privés demandent une intervention des pouvoirs publics pour compenser ce manque à gagner…
  • 11
    Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie. www.rwade.be
  • 12
    Contre une douzaine en Wallonie
  • 13
    Contre un an en Wallonie et en Flandre
  • 14
    Le revers de la médaille, c’est que, sur un marché moins concurrentiel comme celui de la Région bruxelloise, les tarifs ont tendance à être plus élevés qu’en Wallonie, où beaucoup de fournisseurs rivalisent d’offres alléchantes pour se tailler des parts de marché.
  • 15
    Lire l’analyse du TCE par Entraide et Fraternité « La Belgique et l’Union européenne sont-elles schizophrènes ? » disponible sur https://www.entraide.be/la-belgique-et-l-union-europeenne-sont-elles-schizophrenes
  • 16
    Mais qui, en vertu de la « clause de survie » contenue dans le TCE, y est encore soumise pour une durée de… 20 ans.
  • 17
    Lire notamment cette carte blanche co-signée par Entraide et Fraternité : https://www.entraide.be/tce_carte-blanche-soir
  • 18
    Pour Investor to State Dispute Settlement.
  • 19
    AES Summit Generation Limited and AES-Tisza Erömü Kft. v. Republic of Hungary (II) (ICSID Case No. ARB/07/22); Electrabel S.A. v. The Republic of Hungary (ICSID Case No. ARB/07/19);
  • 20
    Sachant qu’une clause du traité stipule qu’un État qui quitte le traité y reste lié pour une période de… 20 ans. L’expression « pieds et poings liés » n’est donc pas abusive…
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