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Analyse

Les ASBL et le nouveau code des sociétés, quel avenir pour la liberté et le dynamisme associatif ?

par Axelle Fischer
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2023 est une année un peu particulière pour les ASBL belges. Ces dernières doivent en effet s’assurer de la mise en conformité de leurs statuts avec les exigences du Code des sociétés et des associations (CSA) pour le 1er janvier 2024.

Au-delà des aspects légaux, cette évolution inquiète de nombreux acteurs∙ices de l’éducation permanente en Belgique francophone (dont Action Vivre Ensemble) qui craignent pour l’avenir de la liberté et du dynamisme associatif. Nous analysons ici les raisons de l’inquiétude des acteurs associatifs et abordons un enjeu important à la veille d’élections belges et européennes : le maintien de la combativité à l’égard de l’extrême droite et le rôle que joue en ce sens le maillage associatif.

Un contexte de changement législatif pour les ASBL

2023 est une année un peu particulière pour les ASBL belges. Ces dernières doivent en effet s’assurer de la mise en conformité de leurs statuts avec les exigences du Code des sociétés et des associations (CSA)1https://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&table_name=loi&cn=2019032309  pour le 1er janvier 2024. Rappelons que les statuts comprennent les dispositions qui régissent les associations en complément de celles déjà prévues par la loi et les règlements.

Cette analyse n’a pas pour objectif d’analyser le CSA ; nous nous référons ici au travail réalisé par la FESEFA2FESEFA – Fédération des Employeurs des Secteur de l’Éducation permanente et de la Formation des Adultes fesefa.be Guide pratique pour la mise en conformité des statuts d’une ASBL avec le Code des sociétés et des associations. Soulignons juste que le CSA donne notamment des précisions sur ce qui doit ou non se retrouver dans les statuts, ainsi que des précisions sur les droits, rôles et responsabilités des membres et organes de gestion de l’ASBL.

Au-delà des aspects légaux, cette évolution inquiète de nombreux acteurs∙ices de l’éducation permanente en Belgique francophone (dont Action Vivre Ensemble) qui craignent pour l’avenir de la liberté et du dynamisme associatif. Nous analysons ici les raisons de l’inquiétude des acteurs associatifs et abordons un enjeu important à la veille d’élections belges et européennes : le maintien de la combativité à l’égard de l’extrême droite et le rôle que joue en ce sens le maillage associatif.

Une transformation passée, presque, inaperçue

Face au changement de la Loi régissant les ASBL, la première source d’inquiétude de ces dernières concerne la manière dont le CSA a vu le jour. Les associations de l’éducation permanente, pourtant centrales au vu des enjeux, n’ont été ni impliquées ni directement consultées3Seule l’UNISOC a été intégrée à la démarche (l’Union des entreprises à profit social est l’organisation patronale interprofessionnelle fédérale des secteurs à profit social en Belgique). et ce, aux dépens de la Charte associative (voir encadré) qui réaffirme pourtant la complémentarité entre l’action publique et l’action associative. Sans l’œil aguerri de certaines associations4Nous conseillons la visite du site Internet collectif21.be et le visionnage du film « 2021, hypothèses, associations » réalisé par le Centre vidéo de Bruxelles : cvb.be/fr/films/2121-hypotheses-associations, la transformation serait passée inaperçue.

La Charte associative reconnait les spécificités et la valeur ajoutée des ASBL   La Charte associative date de 2009. Elle a pour mission d’organiser les relations entre le monde associatif et les pouvoirs publics. Elle est issue d’un important processus de consultation des acteurs associatifs. Elle a été adoptée de manière conjointe par les gouvernements de la Communauté française, de la Région wallonne et la COCOF (Commission communautaire française – Région de Bruxelles-Capitale).   La Charte, soutenue notamment par la Plateforme pour le Volontariat, a été saluée par le milieu associatif qui y a vu une réelle reconnaissance de ses spécificités et une opportunité d’un dialogue renforcé avec les pouvoirs publics.   Pour en savoir plus : https://cbcs.be/charte-associative-un-tres-tres/https://cjc.be/Dossier-La-charte-associative

Ce fut un drôle de cadeau d’anniversaire. Pour les 100 ans de l’associatif belge, la vision que le monde politique a du monde associatif a fait un virage. La Loi de 1921 ancrait une culture de l’histoire associative et mettait ses valeurs en avant5Rappelons que La Loi du 27 juin 1921 dote les « associations sans but lucratif » d’un statut juridique propre à leurs réalités et à leur action.. En 2021, l’action des ASBL est désormais totalement intégrée dans le même cadre législatif que celui des entreprises.

Alors Ministre de la Justice, et anciennement professeur de droit des entreprises et de droit financier et cofondateur d’un cabinet d’avocats, Koen Geens fait appel à un cabinet d’avocats d’affaires n’ayant aucune expérience du milieu associatif. Avec la réforme, les ASBL sont considérées comme des lieux d’activités économiques : “Par le biais de la nouvelle législation sur les sociétés, j’entends stimuler l’entrepreneuriat et faire en sorte qu’un maximum d’entreprises ‘naissent’ en Belgique. C’est bon pour l’emploi et l’économie de notre pays. Demeurer un pays d’investissement attractif est une nécessité absolue.”6Réforme des du droit des entreprises et des sociétés. Qu’est-ce que cela change pour moi ? – PDF.

Risques de l’assimilation au monde commercial

D’emblée, un point d’attention : cette analyse n’a pas pour objectif de « jeter le bébé avec l’eau du bain ». Le CSA, de l’avis de certains observateurs associatifs, comporte également des bienfaits, citons entre autres l’application du droit à la faillite (qui comporte des avantages sur la question de la responsabilité des administrateurs et facilite donc une implication des citoyens dans ce type d’engagement) mais aussi des contraintes de bonne gouvernance comme la gestion des conflits d’intérêts.

Par certains aspects, le nouveau Code a pour visée d’intégrer certaines réalités déjà existantes : signalons à titre d’exemple, les ASBL ayant déjà comme principale rentrée financière des activités commerciales. Les initiateurs du nouveau CSA, à la vision très pragmatique, ont voulu encadrer ces réalités.

En effet, et c’est ce que nous considérons être le changement principal imposé par le CSA, dorénavant, il n’y aura qu’un seul code qui régira aussi bien les sociétés commerciales que les ASBL. Cela implique entre autres que le tribunal compétent est celui des entreprises (une ASBL a donc le droit de faire faillite) et qu’une ASBL a le droit de réaliser des activités lucratives (pour autant, précise le CSA, qu’elles soient justifiées par la poursuite de leur but).

L’enjeu principal réside dans la vision néo-libérale derrière ce changement et cela comporte plusieurs risques pour le futur des ASBL.

Comme son nom l’indique, une ASBL (Association sans but lucratif) réunit un groupe de personnes autour d’un but désintéressé commun. Vu le nombre de contraintes administratives grandissantes et la diminution des subsides publics, comment garantir la sauvegarde d’un objectif central de l’éducation permanente, à savoir la participation des citoyens à la transformation de la société et de ses rapports de force ?

Comme nous pouvons le voir dans le monde des ONG7Organisations Non Gouvernementales, surtout du côté anglo-saxon, la recherche effrénée de financements (via entre autres la logique d’appel à projets) et l’adaptation constante  aux priorités imposées par les bailleurs de fonds vont de pair avec un discours prônant la rentabilité et l’efficacité du secteur. Dans un contexte financier fragile où l’utilisation des caisses de l’État se négocie âprement, n’y-a-t-il pas un risque que le financement du milieu associatif soit la variable d’ajustement, certains courants politiques pouvant invoquer les nouvelles possibilités qu’auront les associations de se financer par elles-mêmes ? Par ailleurs, l’expérience vécue par les ONG montre le risque de voir le concept de « rentabilité » devenir la norme. Il implique une recherche de professionnalisation à outrance, y compris dans les organes de gestion. Or, dans le secteur associatif, l’implication des citoyens dans les instances décisionnelles est centrale. Ces dernières se doivent être aussi bien des organes de gestion que des lieux d’analyse des enjeux sociétaux et de travail sur le sens des missions associatives. Ce nécessaire développement d’une vision critique est incontournable au risque, sinon, d’une mission associative limitée à des activités marginales ou périphériques.

Cette question est d’autant plus importante que, en voulant simplifier le cadre légal, le CSA met dans le même panier plus de 100.000 ASBL aux réalités très différentes. Citons rapidement deux éléments qui méritent d’être à tout le moins signalés : d’abord le fait qu’un flou persiste sur les coopératives à finalité sociale qui se situent de facto à la frontière entre le monde des ASBL et des entreprises. Vu leur  « (…) pouvoir économique important, tant en termes de chiffre d’affaires que d’emploi offerts »8https://www.belgium.be/fr/economie/economie_sociale/statut_juridique/cooperatives, leur statut et les normes les régissant mériteraient précision. Plus largement, et sans jugement de valeur de notre part, sont assimilées ici des ASBL aux actions très différentes comme des ASBL d’éducation permanente, des clubs sportifs ou des festivals de musique. Ce qui est en tout cas commun à ces trois exemples d’ASBL (et central dans la réflexion qui nous guide à travers cette analyse) est la figure du volontaire : la diversité (et donc le flou) des types d’ASBL comprises dans le CSA vient du fait que pour avoir recours à des volontaires, il faut avoir un statut d’ASBL.

En fusionnant les deux statuts, on court le risque de perdre de vue ce qui fait la caractéristique essentielle d’une ASBL, à savoir la motivation désintéressée de ses membres et cela peut avoir des implications sur le type de gouvernance. Alors qu’une Assemblée Générale (AG) d’actionnaires a pour but de maximiser ses profits, une AG d’ASBL a pour mission fondamentale de vérifier que l’organe d’administration joue son rôle conformément à l’objet social de l’ASBL et de sa responsabilité citoyenne. Le processus dans ce cadre est presque aussi important que la décision elle-même : les origines de la démocratie à Athènes montrent la place centrale de la délibération… les décisions gagnent à être prises en bonne connaissance de cause des différents enjeux, autres que financiers. Il est dès lors nécessaire de favoriser autant que possible l’implication et la participation des membres. D’où l’importance de la participation active de volontaires.

Risques et périls : sens et motivation pour le volontaire

Le contexte de professionnalisation croissante du secteur associatif comporte des risques importants pour ce qui constitue la plus grande force du secteur : l’engagement volontaire. Précisons la terminologie pour comprendre l’enjeu. Est volontaire celui ou celle qui met à disposition d’une cause son temps et ses compétences et ce à titre gratuit. Vu le contexte économique, certaines actions sont motivées par un intérêt financier propre au statut d’ASBL notamment grâce à une réduction de leurs coûts en personnel. L’assimilation entre ASBL et entreprises regroupées dans la même CSA risque d’inciter à utiliser ce processus. Or, la logique de l’éducation permanente amplifie le statut du volontaire et dépasse l’aspect uniquement financier. En effet, au-delà de la gratuité de l’acte, la plus-value de l’action bénévole se situe dans la création d’un meilleur vivre ensemble qui exige : liberté de création, lien social et solidarité.

Nous avons vu que les contraintes administratives croissantes impliquent de jongler entre les valeurs de l’engagement associatif et les compétences en gestion. De plus, la nouvelle Loi rend l’engagement associatif très individuel. Ainsi, et pour exemple, le contexte entrepreneurial du CSA renforce la composante individuelle de la responsabilité des membres des organes de gestion et cela risque d’entraîner de facto la fin de mandats collectifs (au nom d’associations) et donc la fragilisation d’une vision collective forte9Les statuts d’Action Vivre Ensemble prévoient différents types de mandats au sein de l’Assemblée générale dont des associations proches au niveau des valeurs et de l’action.. L’impact peut être important en termes de démotivation du volontaire, de désengagement du citoyen et donc de déclin de la dynamique associative.

L’enjeu : l’associatif comme rempart contre l’extrême droite

L’actualité politique de ces derniers mois a été secouante : l’extrême droite s’est imposée en Suède, en Italie et en Hongrie (élections législatives en 2022) ainsi qu’en Pologne (élections présidentielles de 2020), et gagne du terrain en France (élections présidentielles de 2022), en Allemagne (élections législatives fédérales) et en Espagne (élections législatives 2019 et élections municipales de mai 2023). Les chiffres et les comparatifs européens nous le démontrent10https://fr.statista.com/themes/10062/la-montee-de-l-extreme-droite-en-europe/#topicOverview : la Belgique est un des pays européens montrant un des plus faibles taux de votes d’extrême droite… en comptant le score du Vlaams Belang en Flandre, parti d’extrême droite prônant le nationalisme flamand. Soulignons que, du côté francophone, là où les associations d’éducation permanente sont très actives, ces partis sont pratiquement inexistants Est-ce pour autant qu’il n’y a pas de racisme en Belgique francophone ?

La journée « Théologie par les pieds » co-organisée par Action Vivre Ensemble en novembre 202211Les traces de cette journée sont disponibles sur notre site Internet ainsi que sur le Site Internet du CEFOC cefoc.be/LA-THEOLOGIE-PAR-LES-PIEDS était consacrée aux peurs autour du titre provocant « Même pas peur…. Et si les peurs ouvraient d’autres chemins ? ». Guillaume Lohest, président des Équipes populaires (MOC), y a présenté les résultats d’une enquête montrant qu’une écrasante majorité de citoyens nourrissaient des peurs à l’égard de trois grands sujets : le climat, l’emploi et les menaces sur la paix et la démocratie12https://www.equipespopulaires.be/2022/04/20/visionner-le-colloque-peurs-colere-defiance-et-apres/. L’expression de ces craintes, y compris de la part de citoyens engagés dans des actions de solidarité, étaient parfois accompagnées de relents identitaires : « l’autre » comme cause du problème ; son exclusion comme unique solution.

L’enjeu ici est double :

  • Comment faire cheminer une colère, une peur individuelle pour qu’elle rejoigne celle des autres et qu’elle devienne capacité d’action collective ?
  • Comment trouver les lieux et, bien entendu, la manière de l’exprimer ?

Au cours de son intervention, le théologien dominicain Ignace Berten nous dit : « Je suis persuadé que c’est dans les communautés qu’on pourra trouver une façon de traverser les peurs sans sombrer dans la paralysie ou l’indifférence. La question est de savoir quelles sont les choses sur lesquelles nous avons prise et les lieux qui permettent la vie. C’est seulement comme ça que l’on pourra assumer et traverser les peurs13« Même pas peur… ET si les peurs ouvraient d’autres chemins » ? Journée Théologie par les pieds, 5 novembre 2022.». Par communauté, nous entendons tout lieu collectif. Il peut être religieux comme associatif. Dans une logique chère à Joseph Cardijn, la méthode du « voir-juger-agir » permet le constat et l’expression des peurs mais aussi une prise de recul et une action non-violente et démocratique. In fine, s’insérer dans le tissu associatif permet de mieux comprendre la diversité, les réalités vécues, les représentations sociales, la complexité du monde. En ce sens, l’éducation permanente est un rempart contre l’extrême droite. 

Par rapport à d’autres pays, le secteur associatif belge présente l’énorme avantage d’être à la fois subsidié par les pouvoirs publics et à la fois de pouvoir être critique à son égard lorsque les positions ou mesures prises ne nous semblent pas en adéquation avec les valeurs démocratiques. Le changement de loi qui associe les ASBL à des lieux d’activité économique ne doit pas enlever notre combativité et notre force de résistance collective. La richesse actuelle du maillage associatif en Belgique francophone permet la rencontre et le dépassement d’intérêts individuels.

Éloge de la combativité

Dans son article « Un remède à la résignation », le chercheur en sciences sociales et politiques et ancien rédacteur en chef de « La revue nouvelle », Renaud Maes, fait un éloge de la lutte contre la résignation : « S’il y a un sens à la construction d’une revue telle que La Revue nouvelle, cela me semble précisément de lutter chaque jour contre cette insupportable résignation et ses conséquences. Parce que le discours de la résignation morbide est l’antithèse, en fait, de l’énoncé fondateur de La Revue nouvelle, cette déclaration de confiance dans l’avenir… qui se traduit par l’examen des causes des crises et la formulation de propositions parfois radicales pour construire cet avenir (…)14https://revuenouvelle.be/Un-remede-a-la-resignation ».

Nous sommes à moins d’un an de rendez-vous politiques importants : en 2024 auront lieu les prochaines élections européennes ainsi que les élections législatives fédérales, régionales, provinciales et communales en Belgique. Certains de nos responsables politiques sont déjà en campagne électorale et les premières tendances se dessinent. Le 29 septembre 2023, le baromètre IPSOS a montré les grandes tendances politiques pour ce rendez-vous à venir. Inquiétude : en Flandre, le Vlaams Belang est en tête des intentions de vote (avec 25,8%).

Nous vivons une période paradoxale avec à la fois une complexité des réalités vécues et des injonctions d’uniformité de nos pratiques. La loi a changé, mais pas les idéaux et les valeurs du monde associatif. Puisse le monde associatif, dont Action Vivre Ensemble se revendique, être un ensemble de lieux vivants où la liberté de parole est de mise ; puisse-t-elle continuer à porter des alternatives collectives créatives pour combattre les injustices.

Cette analyse n’aurait pu être rédigée sans l’appui entre autres d’Emmeline Orban (ancienne secrétaire générale de la Plateforme pour le volontariat) et de Patrick Debucquois de Caritas francophone. Nous les remercions pour la réflexion partagée autour de l’avenir de l’associatif et plus largement pour leur action en faveur de la liberté de parole et la démocratie.

Les membres des Commissions régionales Vivre Ensemble réunis lors de leur rencontre commune du 24 novembre 2023 nous ont fourni une réflexion importante sur le rôle de l’associatif. Merci à elles et eux pour leur compréhension des enjeux dans la lutte contre la pauvreté en Belgique ainsi que pour leur volontarisme dans la mise en réseau et le maintien du lien social.

Avec le soutien de