Un jardin potager au naturel, des fleurs en avant plan
photo : Maison de la Rochelle
Analyse

De la lasagne industrielle à la soupe du jardin…

Par Marie-Christine Lothier
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Douze ans plus tard, où en est le jardin coopératif de la maison de quartier La Rochelle à Roux (Charleroi) ?

« De la lasagne industrielle à la soupe du jardin…. Colis alimentaire ou jardin coopératif ? » C’était le titre de l’analyse n° 5, produite par Vivre Ensemble Education en 2011, plaidoyer pour une nourriture saine pour toutes et tous : « Chaque année, nous sommes interpellés à la sortie du supermarché par des volontaires qui récoltent des vivres pour les banques alimentaires. Une aide nécessaire pour les 224 000 ménages qui en bénéficient en Belgique. Au-delà de l’urgence, le système des colis alimentaires pose question : qui y a accès ? À quelles conditions ? Ne maintient-il pas les personnes dans la dépendance et dans la logique d’assistance ? À l’heure où on dénonce la ‘malbouffe’, les colis alimentaires sont-ils des modèles d’alimentation saine ? Toutes ces questions, et d’autres, on se les pose à La Rochelle, maison de quartier des environs de Charleroi. Une réflexion qui, en parallèle avec le développement du jardin communautaire, amène l’association à faire des choix… 1FRANCK, Isabelle, De la lasagne industrielle à la soupe du jardin… Colis alimentaire ou jardin coopératif ?, Action Vivre ensemble, analyse, septembre 2011. https://archives.vivre-ensemble.be/De-la-lasagne-industrielle-a-la ».

Aujourd’hui, 12 ans plus tard, quelles ont été les réponses apportées par l’équipe de La Rochelle ? C’est en vue de le découvrir que je suis partie à la rencontre de ce jardin communautaire et de son équipe de jardiniers.

Depuis 2011, le contexte socio-économique de Roux ne s’est guère amélioré, c’est plutôt le contraire. Beaucoup de services à la population sont fermés : bureau de poste, poste de police et agences bancaires n’existent plus et très peu de magasins subsistent. Beaucoup d’habitations sont vétustes, peu ou mal isolées. Les possibilités d’emploi sont rares. Les bus spéciaux qui, durant les vacances, conduisaient les enfants à la plaine de jeux ont été supprimés. C’est donc très compliqué pour les parents d’y inscrire leurs enfants, ceux-ci ne disposant que très rarement d’un moyen de locomotion.

Le jardin communautaire, c’est un ancien terrain de football. Situé entre la ligne de chemin de fer qui relie Charleroi à Bruxelles et un terrain vague boisé, il s’étend à l’arrière des maisons d’une des rues principales de Roux. Il y a plus de 10 ans, quand l’analyse a été écrite, la maison de quartier venait de recevoir ce terrain. Le projet était de le transformer en jardin communautaire ; un endroit où chacun pourrait venir se reconnecter au travail de la terre. Un endroit où travail collectif et individuel se conjugueraient avec harmonie. Un lieu où se côtoieraient les usagers de la maison de quartier et tous les voisins intéressés. Un lieu de partage de savoirs. Un lieu de production pour une alimentation saine, des légumes et des fruits en circuit court, une alternative viable à la nourriture industrielle qui composait majoritairement les colis alimentaires. C’était une vision un peu romantique, une utopie qui faisait rêver…

Ce matin-là, j’ai rendez-vous avec Nicolas, bénévole à La Rochelle, très impliqué dans le projet du jardin communautaire. Nous commençons par visiter les lieux, entre deux averses. Quel changement ! Disparu le terrain de football, seuls restent les vestiges des tribunes transformées en endroit de stockage pour le bois. Protégé par des panneaux récupérés ici et là, le bois sèche. Il sera utilisé comme combustible cet hiver.  Restent aussi deux pylônes qui supportaient, jadis, des spots pour éclairer le terrain. Nicolas m’explique qu’il songe à les transformer en support pour une tyrolienne destinée aux enfants qui fréquentent le lieu, tout en prenant soin de réaliser un engin sécurisé pour éviter les accidents. Deux des bénévoles, Vanessa et Johan, s’investissent aussi auprès des enfants en réalisant des activités en lien avec le jardin.

La végétation est luxuriante, le jardin est cultivé selon les principes de la permaculture. Mon guide me fait goûter au hasard de la promenade, des groseilles rouges, des roses, du cassis, des fraises et diverses plantes dont j’ai oublié le nom mais qui s’apparentent aux épinards, me dit Nicolas. Ces plantes poussent spontanément. Quel luxe et quel délice gratuit ! Là, les tomates mûrissent, tranquilles, un peu attaquées par les limaces toujours voraces. De jeunes arbres fruitiers commencent à porter quelques fruits. Il faudra que je revienne dans quelques années. Une petite mare dans laquelle poussent des nénuphars est le refuge d’une famille de grenouilles. Nicolas me parle de J.-M., un ancien SDF au parcours compliqué et parsemé d’embûches qui, le soir, solitaire, trace des sentiers à travers la végétation avec la tondeuse, pour rendre le lieu plus accessible à tous. Il réalise des labyrinthes végétaux pour permettre aux enfants qui viennent ici en stage nature de s’y perdre joyeusement. J-M. aime travailler seul. Il a aussi un œil sur l’eau destinée à l’arrosage. Comme le jardin est vaste, il remplit des bassines qu’il a disposé çà et là afin de faciliter la tâche des arroseurs du lendemain. Ils pourront ainsi plus facilement remplir leurs arrosoirs. Une délicate et discrète attention aux autres.

De retour dans le local, qui se trouve être les anciens vestiaires complètement retapés et fraichement repeints par les volontaires, Nicolas m’explique que certains mercredis Marcela, une autre bénévole, anime un atelier cuisine avec les produits du jardin et des plantes sauvages, souvent méconnues des participant.e.s, comme de la soupe aux orties ou encore une potée de pissenlits. Elle cultive aussi des plantes aromatiques : du thym, du romarin. Une quinzaine de personnes y participent et ensuite, dégustent ensemble les préparations réalisées. Quand il y a des restes, on se les partage. Peu de femmes travaillent au jardin me confie Nicolas, elles préfèrent souvent s’investir dans la brocante ou le vestiaire.

Nicolas poursuit : « Au début du jardin, il y a 10 ans, René-Marie, un ancien ingénieur agronome, s’y est beaucoup investi. Il avait réalisé des bacs potagers. On était animé par l’idée rêvée de mettre en place un jardin collectif où il ferait bon vivre. Avec les bacs potagers, remplis de bonne terre, la culture devenait possible. Mais… les légumes ne poussent pas tout seuls, ils demandent soins et attention, il faut travailler la terre, désherber, arroser. C’est souvent ingrat, parfois décevant, les plantes souffrent de la sècheresse ou d’un excès d’eau, ou bien ne poussent pas sans qu’on comprenne pourquoi. Limaces et escargots ne sont jamais très loin et peuvent engloutir les jeunes pousses. C’est toujours à recommencer. C’est compliqué de pouvoir attirer les gens sur du long terme, car on est dans une société du tout, tout de suite. De plus, chacun passe beaucoup de temps isolé devant son écran de téléphone. De ce fait on a peu de choses communes à partager avec les autres. Avant, le soir, on regardait plus ou moins tous les mêmes émissions à la tv, on pouvait en discuter le lendemain (…), maintenant c’est tout à fait changé, c’est beaucoup plus éclaté, il y a moins de commun !»

Il y a aussi au sein des travailleurs du jardin, des personnes qui ont été condamnées à effectuer des travaux d’intérêt général (TIG). Souvent jeunes, beaucoup en sortent transformés. Au départ, ils n’ont pas très envie de venir travailler au jardin. C’est un travail lourd et tributaire de la météo. Peu à peu ils découvrent un autre monde, un monde où on travaille bénévolement, un monde sans chef où chacun est responsable de son travail. Un monde où on sait rire et faire la fête, malgré la lourdeur de certains travaux. Un endroit où on développe un projet ensemble, en commun. Après avoir effectué leurs peines, certains reviennent spontanément et deviennent bénévoles. Ils ont découvert qu’ils peuvent être utiles, qu’ils ont une place dans la société. Quelle belle récompense !

Une autre piste à explorer dans le futur est celle du Service Citoyen2Pour rappel, le « Service Citoyen permet à tous les jeunes de 18 à 25 ans, au profil social et culturel diversifié, de se mettre, pendant une durée continue de 6 mois, au service de la société dans différents domaines. Cette démarche volontaire constitue une opportunité pour se mettre en action et s’intégrer rapidement dans des activités de solidarité valorisantes avec une mission construite à la mesure des compétences et des objectifs de chaque jeune ». (voir http://cohesionsociale.wallonie.be/actions/service-citoyen et https://service-citoyen.be/). En effet, l’intérêt pour la Rochelle d’accueillir des jeunes accomplissant leur service citoyen est multiple ; pour la maison d’accueil, c’est un moyen efficace de faire rayonner ses activités en travaillant avec de jeunes volontaires. Ensuite, pour les jeunes, c’est très bénéfique de se reconnecter à la terre et de découvrir qu’une société alternative est possible, loin de l’attrait du gain. Plus encore qu’elle soit possible, elle existe déjà, apporte du bien-être et est à leur portée !

Après la visite aux côtés de Nicolas, je rencontre Claudio Marini, responsable de La Rochelle. Engagé et sincère, lui et son précieux témoignage sont à l’origine de la première analyse de Vivre Ensemble de 2011. Il m’explique que le projet a dû évoluer.

« En effet, les méthodes de culture mises en place au début de l’expérience étaient bien adaptées pour de petits espaces, mais pas pour un terrain de foot. La terre d’un terrain de foot, c’est une terre de remblais, du sable, des cailloux, un support peu adapté à la culture maraichère. Il a donc fallu améliorer la terre pour pouvoir cultiver, lourde tâche ! Il a aussi fallu changer notre vision du jardin, me dit-il, quitter la vision de production et passer à une vision beaucoup plus globale de jardin intégré dans son environnement social. Cultiver les liens autant que cultiver la terre. Notre vision de départ était une vision un peu ‘bobo’. Nous pensions que spontanément les gens allaient se mettre à travailler ensemble, que la mixité sociale serait automatique et sans conflit. Mais non, c’est bien plus compliqué que cela ! Il faut absolument une personne responsable qui serve de plaque tournante, de lien entre les publics avec fermeté et bienveillance. Quelqu’un d’ouvert et de clairvoyant conscient des atouts mais aussi des limites d’un tel projet. »

Très bien, mais si nous revenions à notre réflexion de départ : la production des légumes du jardin est-elle une alternative saine et pérenne au contenu industriel des colis alimentaires issus des invendus des grandes surfaces ?

Avec le recul, force est de constater que c’était une vision idéalisée et « hors sol ». Aujourd’hui, le contexte a évolué, la situation de pauvreté s’est aggravée et le recours aux colis alimentaires a explosé. Dans l’analyse de 2011, on chiffrait le nombre de personnes bénéficiant de colis alimentaire en Belgique à 224 000. Aujourd’hui, on parle de 600 000 personnes. Pour faire face à cette demande croissante et devant l’urgence des situations, les responsables des banques alimentaires n’ont pas d’autre choix que d’accepter les produits proposés, même s’ils savent qu’ils ne sont pas toujours très équilibrés et sains pour la santé. C’est un dilemme complexe à résoudre.Pour certains bénéficiaires, c’est aussi plus facile de cuisiner des légumes standards, bien propres, que d’utiliser les produits du jardin, délicieux mais souvent boueux et d’apparence plus inhabituelle. De plus, très souvent les cuisines des bénéficiaires ne sont pas équipées d’appareils performants. Les logements sont exigus. Il est dès lors très compliqué de bénéficier d’espaces suffisants pour nettoyer les légumes et cuisiner confortablement.  Quand la survie est si compliquée, quand le simple quotidien nécessite de déployer beaucoup d’énergie d’inventivité et de créativité, il est compréhensible que faire le choix apparent de la facilité, c’est aussi parfois pouvoir souffler.

Cette réflexion devrait tarauder nos politicien.ne.s. C’est à elles et eux qu’incombe le devoir d’imaginer des solutions pour éradiquer la pauvreté. Ils doivent prendre soin de la population et en premier lieu des personnes les plus fragiles. Favoriser les choix judicieux pour la santé, encourager les productions locales, les alternatives mais plus encore de veiller à développer des politiques de logement adaptées, fournir des logements sociaux en suffisance, développer les primes à l’isolation des bâtiments, réguler les loyers… Les chantiers ne manquent pas et tous sont essentiels pour tendre à la suppression de la pauvreté !

À Roux, j’ai découvert un beau jardin, vivant, un lieu où on tisse des liens et où chacun peut découvrir ses compétences, les développer et les mettre au service du projet collectif. On y constate aussi ses limites mais c’est un endroit joyeux et inspirant. Le projet, utopique au début, s’est transformé au fil du temps dans le respect de chacun et il continuera sa vie de jardin, de saison en saison, à travers pluie, sécheresse, brume et brise. Sa force, c’est d’être porté par des personnes engagées et de bonne volonté animées par la détermination de permettre à chacun de vivre dignement. À la veille des élections de 2024, puissent nos politiques s’inspirer de ce genre d’alternatives citoyennes porteuses d’espoir et de changement.

Marie-Christine Lothier

Volontaire chez Action Vivre Ensemble

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    FRANCK, Isabelle, De la lasagne industrielle à la soupe du jardin… Colis alimentaire ou jardin coopératif ?, Action Vivre ensemble, analyse, septembre 2011. https://archives.vivre-ensemble.be/De-la-lasagne-industrielle-a-la
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    Pour rappel, le « Service Citoyen permet à tous les jeunes de 18 à 25 ans, au profil social et culturel diversifié, de se mettre, pendant une durée continue de 6 mois, au service de la société dans différents domaines. Cette démarche volontaire constitue une opportunité pour se mettre en action et s’intégrer rapidement dans des activités de solidarité valorisantes avec une mission construite à la mesure des compétences et des objectifs de chaque jeune ». (voir http://cohesionsociale.wallonie.be/actions/service-citoyen et https://service-citoyen.be/)