Mains avec des traces de travail de peinture en train de tenir et poncer un pièce.
Analyse

Territoires Zéro Chômeur : et si l’on replaçait l’humain au centre du dispositif ?

par Quentin Hayois
À télécharger

« Territoires zéro chômeur longue durée » ou « Territoires de soutien aux chômeurs de longue durée »… Et si l’on replaçait l’humain au centre du dispositif ?

Prolongement d’une précédente analyse publiée en décembre 2022, ce texte explore plus avant le concept de « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) et surtout la manière dont l’initiative née en France a pu être répliquée en Wallonie après un an d’application, mettant en évidence les défis institutionnels et les leçons tirées du modèle français. Elle souligne l’importance de replacer l’humain au centre du dispositif, en se basant sur l’article 23 de la Constitution belge qui garantit le droit à une vie conforme à la dignité humaine, y compris le droit au travail. À l’appui de deux cartes blanches publiées en juillet 2023 le projet de loi fédéral « Territoires de soutien aux chômeurs de longue durée » (TSCLD) est également évoqué. Son orientation vers une politique d’activation plutôt qu’une approche axée sur l’autonomie du public ciblé est questionnée. En conclusion, cette analyse appelle à une réflexion approfondie sur la pertinence de la proposition de loi fédérale, soulignant qu’elle ne correspond ni à l’esprit ni aux fondements des « Territoires zéro chômeur de longue durée » français et wallons.

Rétroactes

Nous nous étions penchés en décembre 2022 sur un nouveau dispositif français de remise à l’emploi. Le désormais fameux « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCL) avait séduit le législateur français pour la première fois en 2016. Il avait ensuite fait des émules en Wallonie et à Bruxelles après les élections régionales de 2019. En hibernation au début de la législature, la pandémie de Covid 19 étant passée par là, nous nous étions attardés sur les modalités de sa transposition à la réalité institutionnelle belge, nous interrogeant déjà sur les retours d’expérience de l’autre côté de la frontière.

Pour mémoire, l’objectif principal de ce dispositif est de « remettre à l’emploi des personnes qui en sont éloignées depuis trop longtemps ». Loin de mettre la travailleuse ou le travailleur au centre du dispositif, la manière dont le Gouvernement wallon s’était saisi du dossier laissait plutôt présager une foire d’empoigne tant les acteurs institutionnels à concerter et les dispositifs de remise à l’emploi existants étaient pléthoriques. Le nombre de missions déjà confiées à ces acteurs institutionnels posaient déjà la question de savoir comment le nouveau dispositif serait absorbé pour être mis en œuvre.

Les premières leçons tirées du modèle français , visant à recentrer l’attention sur l’aspect humain, soulignaient la nécessité occasionnelle d’un soutien psychologique attendu de la part des entreprises à but d’emploi pour les individus qui s’étaient orientés vers ce dispositif. Cependant, elles ont également été témoins de l’arrivée d’autres travailleurs et travailleuses dont la motivation leur a rapidement posé un nouveau défi. Après une première phase d’implémentation du système, les conclusions tirées au sein d’une des entreprises à but d’emploi françaises justifiaient ce nouveau défi par la différence du type de population en comparaison à celle de la première vague de salarié.e.s, à savoir « une population plus jeune, plus féminine, moins diplômée, en difficulté d’insertion ou en situation d’exclusion sociale ».

Pour remettre la travailleuse ou le travailleur au centre de la réflexion, partons de l’article 23 de la Constitution belge. Il indique que « Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine ». Ce droit inopposable, énoncé de manière lapidaire, est pourtant le socle des droits humains voulus par le législateur constituant. Il s’agit – ni plus ni moins – de garantir, « en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels » et de déterminer « les conditions de leur exercice ». L’article 23 énumère ces droits dans son premier alinéa et indique qu’ils comprennent notamment : « le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitable, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective ».

Développements récents

Le Gouvernement de Wallonie n’a depuis pas chômé et, hasard du calendrier du Fond Social Européen ou pas, a pu compter sur un co-financement européen de quelques 104 millions d’euros pour une période de quatre années (2022-2026). Il annonçait en mai 2023 que 17 des 19 dossiers introduits avaient été sélectionnés dans toutes les provinces wallonnes (hormis le Brabant wallon).

Les mots choisis remettent enfin l’humain au centre. Le Gouvernement utilise en effet dans son communiqué de presse un vocabulaire idoine. Ainsi, il indique que les dossiers sélectionnés « visent en effet à permettre aux personnes de retrouver davantage d’estime de soi, de lien social ainsi que du pouvoir d’achat via un emploi porteur de sens et, pour la société, de répondre à des besoins sociaux non-rencontrés tels que des services d’entraide, de réparation, d’entretien… à l’échelle d’un quartier ou sur différents micro-territoires ». Sur un plan plus institutionnel, c’est au Forem et à la direction de l’Économie Sociale du Service public de Wallonie que le pilotage et le suivi ont été confiés. Ce qui fait écho ici à la capacité de ces organismes d’absorber cette charge de travail complémentaire.

Nous épinglions dans notre première analyse que le concept des TZCLD avait été bien accueilli en Belgique, mais que sa mise en œuvre était confrontée à des obstacles institutionnels entre niveaux fédéral et régional. Jusqu’en 2014 en effet, l’État fédéral belge régissait l’assurance chômage, le droit du travail et la sécurité sociale ainsi que les conventions collectives de travail. La loi de réforme institutionnelle du 8 août 1980 confie aux Régions, pour faire très simple, les compétences économiques et aux Communautés les compétences liées aux personnes. Par voie de conséquence, les régions sont responsables du financement des mesures en faveur de l’emploi, tandis que le gouvernement fédéral bénéficie des retombées budgétaires d’une remise à l’emploi, sous un angle plus macro-économique. Le ministre fédéral de l’Economie et du Travail n’a donc pas le pouvoir constitutionnel d’apporter une aide financière directe pour des raisons sociales ou budgétaires, même s’il le souhaite. Toutefois, l’actuel ministre fédéral en charge de ces portefeuilles a proposé une solution juridique présentée, non sans ironie, comme « astucieuse » par André Denayer, président d’ATD Quart Monde Belgique, dans une carte blanche dédiée . Qualifiée d’astucieuse, certes, mais non dénuée de dangers… La veille de la publication de cette carte blanche, un collectif signait une lettre ouverte du même acabit dans l’Echo .

Une réappropriation par l’Etat fédéral qui pose question

Qu’avait donc proposé le ministre fédéral de l’Economie et du Travail pour susciter un tel courroux de la part des corps intermédiaires et du secteur associatif belge francophone? Ni plus moins qu’un projet de loi appelé « Territoires de Soutien aux Chômeurs de Longue Durée » (TSCLD). Au concours de l’acronyme le plus difficile à prononcer, on laissera le lecteur choisir entre TZCLD et TSCLD… Mais au-delà de cette confusion, qu’en est-il, une fois de plus, du sort réservé aux femmes et aux hommes privé.e.s d’emploi ?

Le projet de loi en cours d’élaboration vise à permettre aux bénéficiaires d’allocations de chômage ou de revenu d’intégration sociale de travailler pour des entreprises agréées tout en continuant de percevoir leurs allocations de chômage . Les entreprises seraient tenues de verser un complément et l’obtention d’un agrément serait nécessaire pour garantir qu’elles offrent principalement des services au niveau local. Le projet s’assimile, et c’est là que le bât blesse, « à une politique d’activation pure et simple » … La philosophie de l’initiative française, relayée par le Gouvernement de Wallonie, laissait la place à l’autonomie du travailleur ou de la travailleuse : il s’agissait d’une démarche volontaire de l’individu qui « construit son emploi sur base de ses compétences » et qui, au bout du chemin, ouvre la voie à l’obtention d’un contrat de travail à durée indéterminée.

Et la place de l’humain dans tout cela ?

Pour en revenir à notre questionnement initial sur la nécessité de placer l’humain au centre des préoccupations, en quoi le projet de loi ne permettrait-il pas demain l’émancipation des individus privés d’emploi depuis trop longtemps ? Les deux interpellations évoquées ci-avant évoquent une « précarisation des statuts » et le caractère « potentiellement nuisible » de l’initiative.

Nous pourrions un peu facilement laisser le dernier mot à la Ministre de l’Emploi wallonne qui interrogée au Parlement de Wallonie le 12 juillet dernier sur la coexistence des deux dispositifs indiquait dans sa réponse son « souhait que le nom du dispositif fédéral change ». Mais c’est à notre sens trop court car en appeler à leur coexistence clarifiée ne permet pas de prendre en considération de manière satisfaisante la place laissée à l’émancipation individuelle du travailleur ou de la travailleuse.

Le reproche réside bien dans le fait que cette nouvelle initiative fédérale cherche à orienter les personnes sans emploi vers des métiers en pénurie sans remettre en question la nature qualifiée de nuisible, ou vide de sens, de ces métiers. Cette initiative élude les questions de l’obtention d’une protection sociale ou encore celles d’une véritable politique de formation. Celles et ceux qui ont déjà connu des difficultés d’emploi seraient à notre sens les mieux placé.e.s pour identifier les métiers dont ils ou elles ont réellement besoin et où les conditions de leur épanouissement seraient réunies.

La proposition actuelle suscite donc des préoccupations majeures. Elle ne réussit pas à satisfaire les partisan·ne·s d’un travail décent, les demandeurs et demandeuses d’emploi potentiellement concerné·e·s et ni celles et ceux qui cherchent une transition équilibrée entre les aspects environnementaux et économiques du travail (ce dernier aspect évoqué à plusieurs endroits de la carte blanche mériterait à lui seul qu’on s’y attarde plus longuement). Les auteurs et autrices des deux cartes blanches questionnent les bénéfices potentiels de cette proposition et son alignement avec d’autres politiques d’emploi. Ils et elles remettent en cause la pertinence de créer une proposition potentiellement préjudiciable, surtout lorsque l’expérience française offre des leçons claires pour une mise en œuvre réussie en Belgique. En définitive, les auteurs et autrices rejettent l’idée que cette proposition respecte les principes des territoires zéro chômeur et estiment qu’elle ne correspond ni à l’esprit ni aux fondements de cette approche.

À quelques mois d’un important rendez-vous électoral à tous les niveaux institutionnels du pays, nous espérons que les programmes des différents partis belges francophones permettront d’y voir un peu plus clair sur les intentions de chacun, singulièrement au sein de la famille politique dont sont pourtant issu.e.s les ministres de l’Economie et du travail fédéral et de l’Emploi wallonne. À moins que le projet de loi fédérale n’aboutisse d’ici-là…

Avec le soutien de