Un banc public avec des barres métalliques entre les places individuelles
Analyse

Faire de l’urbanisme un organe de lutte contre l’exclusion sociale… et non l’inverse

par Noémie Winandy, chargée d’études pour Action Vivre Ensemble
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L’espace public, par son nom même, renvoie à son essence d’inclusivité et donc à son appartenance à toutes et tous. Pourtant, le « mobilier anti SDF » présent dans nos villes a pour vocation d’exclure toute une catégorie de population, migrants, sans chez-soi ou toute personne faisant l’expérience peu agréable de la précarité et de la pauvreté. Lorsque des bancs savamment inclinés vous empêchent de trouver le repos dont une nuit à la rue vous aura également privée, on peut sans concession parler d’« architecture hostile » … Dans ce contexte d’exclusion, que devient le droit à la ville ?

L’espace public, un lieu pour toutes et tous

En novembre dernier, une animation organisée par le Gracq1« Impasse publique ? Un outil d’animation sur la privation de l’espace public », 28 novembre 2023, Liège.  permettait de prendre part à une réflexion collective sur l’espace public. S’il est communément admis qu’il désigne l’ensemble des espaces urbains destinés à l’usage de tous et ce sans restriction2Voir https://collectivitesviables.org/sujets/espace-public.aspx, il explore pour autant bien d’autres notions sous-jacentes telles que la gratuité, la possibilité d’investir des lieux, l’inclusivité, l’appropriation, l’opportunité de créer du lien… l’occasion en fait pour chacun et chacune d’investir un espace collectif : « L’espace public est un lieu de socialisation dans lequel chacun est amené à croiser le voisin ou l’inconnu, à éventuellement échanger des regards, voire des mots. Outre le fait d’y communiquer, l’individu s’y construit par sa confrontation aux autres mais également s’y présente, s’y expose constamment3Collectif, La ville comme bien commun. Planification urbaine et droit à la ville dans Les cahiers d’architecture La Cambre – Horta, n°9, 2013, p. 116. ».

De manière plus globale encore, l’espace public, en permettant de penser la société, le « nous », est doté d’une dimension politique. Penser ou réfléchir le « nous » implique une inclusivité, essence même de l’espace public puisqu’il est supposé être ouvert à toutes et tous. Pourtant, force est de constater la marchandisation de l’espace de plus en plus présente dans nos villes. Et qui dit marchandisation de l’espace public dit privatisation : panneaux publicitaires, terrasses, marchés de Noël et autres foires, la place (souvent démesurée) dévolue aux voitures… Il s’agit là d’une vision capitaliste de l’aménagement de l’espace puisqu’elle a majoritairement pour vocation de faire de l’argent en encourageant la consommation. De ce fait, cette privatisation entrave fortement la dimension collective de l’espace public.

Pour tendre à l’objectivité, il est utile de rappeler que cette privatisation peut aussi se faire à un niveau plus local lorsque des habitants disposent un banc ou végétalisent l’espace devant chez eux. Toutefois, le but ici est tout à fait différent, ces dispositifs (bancs et végétalisation) visent à apporter une plus-value à la ville et participent à l’idée d’un bien commun. Pour exemple, installer un banc devant chez soi est une habitude chez nos voisins hollandais. Cela permet au quidam de faire une pause, d’échanger et de créer du lien. La végétalisation quant à elle, embellit l’espace au bénéfice de toutes et tous. À l’opposé, lorsque la privatisation se niche dans le mobilier urbain, elle fait office d’instrument d’exclusion… Car à côté de dispositifs urbains classiques tels que fontaine, banc, table ou kiosque, qui invitent au partage, il y a celui qui dissuade de se reposer là, dormir ou s’asseoir. Celui qui catégorise et qui stigmatise. On le qualifie donc à juste titre d’hostile par son impératif d’exclusion de certains groupes sociaux (personnes issues de la pauvreté, vivant dans la précarité, migrants, sans chez-soi, etc.).

Ces dispositifs, fort à la mode dans nos villes, ont deux impacts : tout d’abord direct sur les groupes ciblés, mais également indirect, en cela qu’ils conditionnent notre perception de l’autre, créant une hostilité sociale qui limite notre capacité à créer du lien4Impasse publique ? Un outil d’animation sur la privation de l’espace public, animation organisée par l’ASBL Gracq, 28 novembre 2023, Liège.. Éléments délétères pour la cohésion sociale, ils représentent une entrave à jouir librement de l’espace public.

En utilisant du mobilier urbain pour exclure certaines catégories de population, on ajoute au phénomène de gentrification… Le mobilier « anti sdf » invisibilise des populations marginalisées et les exclut petit à petit d’un périmètre où les prix sont libres de monter en flèche. Il relève d’une attaque contre la dimension communautaire et partagée des lieux, censée être inhérente à l’espace public5LABBÉ, Mickaël, Reprendre place. Contre l’architecture du mépris, éd. Payot & Rivages, 2019, p. 17..

Dès lors, on assiste de plus en plus à une sorte de « polissage » des villes qui sont elles-mêmes de plus en plus obsédées par leur image et la volonté d’augmenter leur attractivité à des fins mercantiles. C’est ce qu’on appelle le city branding ;

« Pour accroître la valeur de la ville, la marque doit être en mesure d’incarner l’identité urbaine, faire sentir la puissance de telle ou telle grande métropole et son positionnement sur le marché global. Elle s’appuie aussi bien sur le patrimoine que sur les personnalités locales, les grandes enseignes, les restaurants, les équipements culturels, la gastronomie même… Tout lieu, bien (matériel ou immatériel) ou personne à forte valeur ajoutée est susceptible d’augmenter, en vertu des incantations marketing, la performance de la métropole6ELICABE, R., GUILBERT, A. et LEMERY, Y., Enquêtes sauvages. Quartiers vivants, éd. D’une Certaine Gaîté, 2020, p. 15. ». Métropolisation qui entraîne à son tour « la muséification ou la touristification dont elle est vectrice » ainsi que « l’éviction des pauvres des centres-villes et la transformation des quartiers qu’elle entraîne7Idem, p. 20. ».

La ville se définit alors comme un « produit qui doit être vendu » ayant pour conséquence un hygiénisme des espaces pour coller à cette image lisse et attractive qu’elle veut se donner8LABBÉ, Mickaël, op.cit., p. 43.. Le philosophe Mickaël Labbé le résume très bien ;

Sous couvert d’esthétisation des espaces, de promotion de l’écologie ou de lutte contre l’insécurité, les villes contemporaines ciblent ouvertement des catégories d’êtres humains parmi les plus vulnérables, SDF, jeunes, drogués, migrants. Elles leur signalent de manière insidieuse qu’ils ne sont pas les bienvenus dans l’espace public, qu’ils sont clairement assignés au statut d’‘indésirables’ par des processus d’invisibilisation. L’espace commun n’est ainsi plus l’espace de tous ni un espace pour tous9 Idem, p. 44-45..

Mickaël Labbé, philosophe

Le mobilier « anti SDF », illustration du mépris social

Architecture défensive… C’est par ces termes qu’on définit les dispositifs hostiles voués à exclure une ou plusieurs catégories sociales. Pourtant, pour le commun des mortels, l’architecture défensive relève plutôt de l’histoire du Moyen-Âge lorsqu’on édifiait des tourelles d’angles, des pont-levis ou des plans en étoiles pour se prémunir des envahisseurs. Au 21e siècle, les envahisseurs sont donc les pauvres, les marginaux, les personnes vivant dans la rue. La question mérite d’être posée : A-t-on vraiment besoin de se défendre ? Quelle est la menace ?

En 2019 et en 2020, la Fondation Abbé Pierre, face à l’exploitation de ces dispositifs « anti SDF » de plus en plus prisés par les villes, a lancé des actions de sensibilisation ; des remises de prix satyriques pour récompenser les meilleurs dispositifs « anti SDF », les Pics d’Or, en référence aux piquets qui empêchent de s’allonger ou de se reposer. Grâce à la plateforme en ligne Soyons humains10https://soyonshumains.fr/, toute personne pouvait dénoncer le pire (voire le meilleur) dispositif « anti SDF » repéré. Et en matière de créativité, on est servis : accoudoirs centraux, bancs inclinés, mobilier position debout, picots et pics en tous genres, végétalisation hostile (parterre de cactus à l’entrée d’immeubles), etc. On pourrait presque applaudir si tout cela n’était pas triste à en mourir. En 2020, près de 500 dispositifs ont été dénoncés. Grâce à ces remises de prix factices, la Fondation Abbé Pierre a réussi à en faire enlever certains … mais le combat est loin d’être gagné.

Si ce type de mobilier est peu questionné voire largement accepté par une grande partie de la population, c’est parce qu’il utilise une violence ‘soft’, c’est-à-dire sans les caractéristiques de la violence partagées dans la pensée commune. Discrètement, il cristallise les inégalités et les différences statutaires de notre société… Pourtant, et c’est là que le procédé est vicieux, aucun droit n’est ouvertement bafoué ! Quel est le recours possible contre un banc ? L’injustice en est d’autant plus criante. C’est non seulement l’illustration la plus abjecte d’un mépris social assumé mais aussi un acte de non-reconnaissance en tant qu’être humain. Nous sommes toutes et tous des individus sociaux et en cela, nous avons besoin de reconnaissance pour constituer notre identité. Ce type de dispositif empêche cette reconnaissance sociale et les personnes sans chez-soi en souffre cruellement11LABBÉ, Mickaël, Reprendre place. Contre l’architecture du mépris, éd. Payot & Rivages, 2019, p. 50-52. :

« Seul face à son malaise, détenteur d’un savoir de la violence sociale que lui seul éprouve dans sa chair, incapable d’articuler publiquement cette souffrance qui paraît ou anecdotique ou irréelle, le SDF ciblé par le mobilier hostile fait l’expérience sensible d’un mépris qui lui est signifié par les formes mêmes de la ville dont il est l’un des membres. Une telle expérience porte indéniablement atteinte à l’intégrité personnelle, déforme l’identité du sujet en l’assignant à résidence comme ‘indésirable’12Idem, p. 56.».

Bien au-delà de cette perte de confiance, les besoins primaires de l’individu sont totalement niés ; pas moyen de dormir, de s’asseoir, de se reposer, faire une halte. Personnes vivant dans la précarité ou à la rue sont assignées à un statut d’indésirable et une contribution positive à la société de leur part n’est absolument pas envisagée. Pourtant, l’espace public leur appartient tout autant qu’à n’importe qui. « Réduite à une catégorisation entièrement négative pour laquelle on conçoit des solutions génériques dépersonnalisées, la singularité des vies précaires est balayée d’un revers de la main. Ne faisant pas partie du ‘nous’, le SDF n’est pas non plus un ‘moi’ ou un ‘je’. Il relève de la catégorie de l’altérité ennemie constituée comme type : ‘eux’, ‘ces gens-là’13Idem, p. 59.».  Et c’est ainsi que ces dispositifs inhumains divisent en deux catégories les habitants de la ville ; les désirables et les indésirables.

Il s’agit là d’une stratégie de contrôle de l’espace public. Le pire ? C’est qu’elle n’est même pas efficace. D’une part, ce type de mobilier n’apporte aucune solution à la mendicité, la pauvreté, le sans-abrisme ou la précarité… Il ne fait que les invisibiliser et illustre la faible volonté politique d’en venir à bout. D’autre part, ces dispositifs affectent tout le monde, et pas seulement les populations ciblées, femmes enceintes, enfants, personnes âgées ou porteuses d’un handicap… Résultat ? La ville devient moins habitable pour toutes et tous, le mobilier hostile rendant la ville hostile elle-même14Idem, p. 46-49..

La ville comme bien commun

Afin d’appréhender la ville en tant que bien commun et restaurer son inclusivité, la réappropriation de l’espace public par les habitants est primordiale. Chaque citoyen a le pouvoir d’influencer le débat public, même si, il est vrai qu’il faut parfois se lever tôt et ne pas flancher à la première déconvenue… Chaque citoyen doit avoir l’opportunité de donner son avis, d’influencer des décisions par son opinion et sa mobilisation15Impasse publique ? Un outil d’animation sur la privation de l’espace public, animation organisée par l’ASBL Gracq, 28 novembre 2023, Liège.

Nos décideurs politiques ont le devoir d’encourager un esprit de co-construction entre pouvoir public et habitants.  Ils doivent également lutter contre la privatisation marchande de la ville qui aboutit à une recherche de l’entre-soi qu’illustre parfaitement le phénomène bien connu de la gentrification. Toujours plus présente dans nos villes, elle est le résultat d’une politique d’aménagement débridée et peu soucieuse du « droit à la ville ». C’est à se demander où se situe la priorité des pouvoirs publics… Deux choix s’offrent à eux ; faire des villes de véritables marques pour augmenter leur attractivité et faire du chiffre, ce qui sous-entend de « nettoyer » l’espace public de catégories de populations jugées indésirables et donc de stigmatiser et de discriminer toute une partie de ses habitants ; ou restaurer la ville comme bien commun, son inclusivité et sa diversité car chaque être humain a droit à vivre sa ville.

 « L’aménagement de l’espace public est une pratique qui porte une responsabilité non négligeable dans la possibilité que le citadin a ou non d’exercer son droit à la ville16Collectif, La ville comme bien commun. Planification urbaine et droit à la ville dans Les cahiers d’architecture La Cambre – Horta, n°9, 2013, p. 100.». Le milieu social ou la situation d’un individu n’a pas à déterminer la jouissance ou non de l’espace public… C’est un droit qui ne doit même pas être questionné.

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    « Impasse publique ? Un outil d’animation sur la privation de l’espace public », 28 novembre 2023, Liège.
  • 2
    Voir https://collectivitesviables.org/sujets/espace-public.aspx
  • 3
    Collectif, La ville comme bien commun. Planification urbaine et droit à la ville dans Les cahiers d’architecture La Cambre – Horta, n°9, 2013, p. 116.
  • 4
    Impasse publique ? Un outil d’animation sur la privation de l’espace public, animation organisée par l’ASBL Gracq, 28 novembre 2023, Liège.
  • 5
    LABBÉ, Mickaël, Reprendre place. Contre l’architecture du mépris, éd. Payot & Rivages, 2019, p. 17.
  • 6
    ELICABE, R., GUILBERT, A. et LEMERY, Y., Enquêtes sauvages. Quartiers vivants, éd. D’une Certaine Gaîté, 2020, p. 15.
  • 7
    Idem, p. 20.
  • 8
    LABBÉ, Mickaël, op.cit., p. 43.
  • 9
    Idem, p. 44-45.
  • 10
  • 11
    LABBÉ, Mickaël, Reprendre place. Contre l’architecture du mépris, éd. Payot & Rivages, 2019, p. 50-52.
  • 12
    Idem, p. 56.
  • 13
    Idem, p. 59.
  • 14
    Idem, p. 46-49.
  • 15
    Impasse publique ? Un outil d’animation sur la privation de l’espace public, animation organisée par l’ASBL Gracq, 28 novembre 2023, Liège.
  • 16
    Collectif, La ville comme bien commun. Planification urbaine et droit à la ville dans Les cahiers d’architecture La Cambre – Horta, n°9, 2013, p. 100.
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