Photo d'un groupe de jeunes devant une maison en terre
Analyse

Jeunes et engagés ? L’exemple du projet citoyen Move with Africa

par Claire Guffens, coordinatrice chez Miteinander Teilen
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Cette analyse met en lumière le magnifique projet d’éducation Move with Africa, particulièrement l’intention et objectifs de départ, les acteurs, la préparation et le suivi du voyage. L’accent sera mis sur un outil incontournable : le carnet de voyage. Sa description plus détaillée fera place ensuite à la réflexion suivante et non aboutie, comment une telle expérience d’éducation et d’immersion peut-elle amener une mobilisation à plus long terme chez les jeunes ?

Move with Africa, une experience unique!

Initié par La Libre Belgique en collaboration avec des ONG, dont Entraide & Fraternité, des ASBL et des AMO (Services d’action en milieu ouvert) belges, le projet Move with Africa vise à permettre à des élèves et professeurs du 3e degré de l’enseignement secondaire « de développer un esprit critique, conscient du monde qui l’entoure tout en offrant des pistes d’actions possibles pour se sentir citoyen et citoyenne du monde »1Supplément gratuit à La Libre Belgique du 6 juin 2023 « Move with Africa. Le futur, c’est ensemble. », p. 3..

Grâce à un soutien de la Fondation Bernheim et de la compagnie aérienne Brussels Airlines pour les frais de départ essentiellement, une centaine d’élèves partent chaque année dans un pays d’Afrique : le Rwanda, le Togo, le Sénégal ou encore le Bénin. Sur place, ils et elles rencontrent et passent du temps avec des jeunes de leur âge, leur permettant d’appréhender les réalités d’un autre pays et d’une culture différente de la leur.

« Move with Africa c’est avant tout une expérience unique qui favorise la rencontre, le partage et la citoyenneté mondiale »

Fondation Bernheim

Plus qu’un voyage, un processus

Le projet Move with Africa (MWA) ne se résume pas à un voyage d’une dizaine de jours dans un pays africain. François Letocart, animateur à l’Institut de démocratie pédagogique à Eupen et accompagnateur du premier groupe germanophone (Institut Robert Schuman) à être parti au Rwanda en 2023, concluait d’ailleurs : « Le voyage au Rwanda s’achève, mais l’aventure continue ! Un nouveau voyage commence, qui, nous l’espérons, continuera de changer les élèves et d’en faire des citoyens actifs, responsables et solidaires ! »2Entretien du 2 mars 2023, lors du retour du voyage au Rwanda avec l’Institut Robert Schuman..

MWA, c’est donc bien plus qu’un voyage, c’est tout un processus, avant, pendant et après. Avant de partir, les élèves et professeurs sont formés pendant plusieurs jours et même lors d’un weekend par les ONG accompagnatrices. « Tout au long de l’année scolaire, les partenaires du projet s’attellent à la grande tâche de déconstruction des stéréotypes et des préjugés que nous avons de l’Afrique, trop souvent appréhendée de manière uniforme (…)3Supplément gratuit à La Libre Belgique du 6 juin 2023, Move with Africa. Le futur, c’est ensemble, p. 3.

Lors de ces formations, des sujets comme les migrations, le genre, le racisme, les inégalités sociales, les inégalités Nord/Sud, la sécurité alimentaire, l’agroécologie, pour n’en citer que quelques-uns, sont abordés ensemble. Il va sans dire que ces thématiques sont transversales et accompagnent tout autant une expérience unique et temporaire comme Move with Africa que des réalités vécues au quotidien ici en Belgique. Ce genre d’expérience « voyage » contribue donc à un changement de mentalité de manière générale non liée « à un territoire ».

Il favorise un sentiment d’ouverture, de tolérance, de solidarité et d’inclusion sociale ici au Nord et peut par exemple faire en sorte que l’arrivée et l’intégration d’enfants migrants dans une école en l’occurrence eupenoise comme l’Institut Robert Schuman se déroule harmonieusement.

Le carnet de voyage, outil essentiel

En Communauté germanophone, pour la préparation du premier groupe d’élèves et professeurs à vivre cette expérience inoubliable au Rwanda, les animateurs de Miteinander Teilen (l’antenne germanophone d’Action Vivre Ensemble/Entraide & Fraternité) et de l’Institut de démocratie pédagogique ont travaillé avec un carnet de voyage4Carnet de voyage pour préparer un voyage-relais d’Entraide & Fraternité, à commander gratuitement sur https://entraide.be/carnet-de-voyage/, outil élaboré par Entraide & Fraternité. Sans aller dans les détails, soulignons qu’outre la dimension pratique et la dimension sociale et humaine de la préparation, le carnet de voyage distingue quatre pôles : le moi, le contexte, le partenaire et l’action.

Le premier pôle a pour objectif de faire ressortir les besoins et désirs mais également les craintes du groupe engagé dans une démarche de départ. Outre le questionnement des croyances et idéologies de chacun.e, « l’objectif est également de permettre aux membres du groupe (…) de passer de la motivation humanitaire au désir de rencontre»5Carnet de voyage pour préparer un voyage-relais, Entraide & Fraternité, p. 15.. Tandis que le second pôle cherche à aider les élèves à visualiser leur voyage dans un contexte plus global et à amener un questionnement sur les inégalités et les rapport Nord/Sud, le troisième pôle explique la notion de partenariat et décrit le partenaire qui accompagnera le groupe sur place.

Revenir, pour faire quoi? 

« Il s’agira surtout d’être de bons observateurs et de se laisser toucher par la magie de la rencontre et de la découverte pour devenir de bons témoins au retour6Idem, p 39.. »

L’action, le quatrième et dernier pôle du carnet de voyage, doit aider le groupe « à penser l’action au retour, avant, pendant et après le voyage »7Ibidem.. Comme expliqué plus haut, un voyage dans le Sud comme vécu par les écoles MWA, c’est-à-dire bien préparé et bien suivi, peut contribuer fortement à un changement de mentalités et représente « une nécessité de devenir acteur (local) d’un changement (global) de société ». Toutefois, comme l’expliquent les auteurs du carnet de voyage, ce changement ne peut pas se faire seulement après le voyage, au retour. « Pour que le voyage ne soit pas un coup dans l’eau en termes de solidarité et que cette expérience ne s’évapore pas trop vite au retour, il est utile de poser quelques jalons dès la préparation au voyage. »8Ibidem.

Les possibilités d’engagement sont nombreuses, citons par exemple :

  • adopter de nouveaux types de comportements citoyens ;
  • s’engager à témoigner et à participer à des activités d’éducation au développement et de sensibilisation à la solidarité internationale :
  • s’investir dans les campagnes d’ Action Vivre Ensemble en militant pour plus de justice sociale et d’Entraide & Fraternité en accueillant un partenaire par exemple ;
  • rejoindre une autre association ;
  • créer un mouvement ou se mobiliser individuellement.

Comme souligné dans le carnet de voyage, la qualité de l’action dépendra aussi d’une évaluation pendant et après le voyage. Des séances de débriefing quotidiennes consignées dans un carnet de bord pour faire le point sur les temps forts et les moments difficiles sont par exemple fortement encouragées. Il n’empêche bien sûr que dans toute expérience de voyage-rencontre, même avec la meilleure préparation, l’un ou l’autre membre ne souhaite pas aller plus loin au retour.

En l’occurrence, lors de la 10e édition Move with Africa (2022-2023) au Rwanda à laquelle ont participé conjointement une une école de Kain (Province du Hainaut) et la première école germanophone d’Eupen, les ONG accompagnatrices Entraide & Fraternité et Miteinander Teilen ont facilité des séances de débriefing presque quotidiennement. L’utilisation limitée des smartphones (due notamment à l’absence de réseau à certains endroits) ont par exemple suscité un grand débat dans le groupe germanophone et a été source de conflit. Les séances de débriefing journalières sur l’humeur du jour, les bons et mauvais moments, etc. ont pu aider.

Une mobilisation long-terme chez les jeunes, une utopie?

Les groupes cibles actuels d’un voyage MWA font partie de la dénommée génération Z (ils et elles ont aujourd’hui entre 15 et 30 ans), voire même déjà de la génération Alpha, les soi-disant « enfants du millénaire » (nés entre 2010 et 2025). Si l’on croit certains préjugés qualifiant ces jeunes de « paresseux » et « gâtés » surtout à l’égard des premiers, des études récentes divergent sur le sujet. Selon une enquête belge9La solidarité, une valeur essentielle pour les jeunes ? | ACODEV de 2019 réalisée pour Annoncer la Couleur10Programme d’éducation à la citoyenneté mondiale de l’Agence belge de développement Enabel., près de la moitié des jeunes affirment vouloir s’engager dans un monde plus solidaire, mais n’ont tendance à le faire que s’ils sont touchés personnellement. Les principales conclusions de cette enquête sont :

  • « Les jeunes se concentrent d’abord sur eux-mêmes et leurs proches et ce qu’ils vivent au quotidien plutôt qu’à la société qui les entoure. Pour la majorité d’entre eux, la famille, les amis et leur avenir occupent une place importante dans leurs sphères d’intérêt. C’est envers leur entourage direct qu’ils sont aussi les plus solidaires ;
  • le top 5 des valeurs les plus importantes pour les jeunes sont : respect (38%) ; honnêteté et intégrité (37%); loyauté et fidélité (34%) ; justice (25%) et solidarité (avec 23% seulement). Les valeurs ‘collectives’ sont plus plébiscitées que les valeurs dites individuelles ;
  • près de la moitié des jeunes affirment vouloir s’engager pour un monde meilleur, empreint de justice et solidarité. Pour favoriser leur engagement, l’accroche émotionnelle reste l’élément moteur. S’ils ne sont pas touchés par une situation d’injustice, les jeunes ne bougent pas pour le monde qui les entoure ;
  • les sources d’information principales des jeunes sont informelles : la famille, les amis. Mais l’école occupe une place de choix également. Le niveau de confiance envers les ONG est mitigé (46%) mais augmente avec l’âge. La presse traditionnelle (y compris les réseaux sociaux) et le monde politique ne sont pas les sources d’information auxquels les jeunes accordent beaucoup de confiance. »

Une étude plus récente de 2023 de l’Institut allemand pour la recherche entrepreneuriale et économique démontre que parmi les 3.000 personnes interrogées, 49% des 15 à 30 ans s’engagent pour des causes sociales et politiques. Outre l’engagement plus classique dans une association, c’est le travail bénévole en dehors de structures qui gagnerait de l’importance. Toujours selon l’étude, 7% des jeunes consultés seraient actifs dans une initiative citoyenne comme Greenpeace ou les Fridays for Future.

Il est clair qu’aligner le projet Move with Africa à un mouvement comme les Fridays for Future reviendrait à comparer des pommes et des poires. Toutefois, l’on peut se poser la question de la recette du succès du mouvement Fridays for Future pour s’en inspirer et faciliter une mobilisation dans le long terme après une expérience MWA. Tel que le souligne le professeur et chercheur dans le domaine de la jeunesse à l’université de Bielefeld Mathias Albert, « Fridays for Future bénéficie d’une forte médiatisation grâce à l’intérêt général pour le changement climatique. Le mouvement connaît déjà ses premiers succès, ce qui lui donne un élan supplémentaire. Le discours sur le changement climatique évolue à une vitesse insoupçonnée grâce aux manifestations. Les jeunes se rendent ainsi compte que leur engagement a un impact. »

S’il n’y a plus de doute par rapport au fait que c’est surtout en ligne et grâce aux réseaux sociaux que l’on atteint les jeunes digital natives11On appelle ‘digital native’ (ou natif du numérique) une personne qui a grandit et évolué entourée de la technologie numérique et de ce fait la maîtrise parfaitement., il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’action elle-même, en l’occurrence une manifestation. « Les médias sociaux aident à la fois à l’organisation des manifestations et à la mobilisation. Il ne faut pas sous-estimer leur potentiel, mais il ne faut pas non plus les considérer comme un facteur central. Le succès de Fridays for Future tient surtout au fait que les gens ne se contentent pas d’appuyer sur le bouton « J’aime » de Facebook, mais qu’ils manifestent leur présence dans la rue ».

Depuis le retour du voyage au Rwanda avec l’Institut Robert Schuman en mars 2023, plusieurs actions ponctuelles ont eu lieu : en avril 2023 les élèves ont organisé avec l’aide des professeurs et des accompagnateurs d’ONG une soirée « Afrique » pour témoigner aux parents, collègues et amis de leur expérience. En mai de la même année, presque tout le groupe s’est rendu à Bruxelles pour l’événement de clôture de la 10e édition de Move with Africa. En septembre de la même année, lors de la venue du partenaire rwandais à Eupen, à nouveau presque la totalité des participant.e.s l’ont accueilli chaleureusement, ont présenté le projet à de nouvelles écoles potentiellement intéressées et ont passé du temps libre avec le partenaire. Encore en janvier de cette année, deux élèves ont accompagné l’ONG accompagnatrice à une rencontre-témoignage avec le magasin du monde d’Eupen, d’autres actions sont prévues (notamment dans le cadre de la campagne de Carême d’Entraide & Fraternité sur l’extraction des ressources en RDC). En somme, une évolution réjouissante, mais qui demande aussi un travail de longue haleine à l’ONG accompagnatrice. En l’occurrence, la demande de rester actifs d’une façon ou d’une autre vient rarement des participant.e.s, il reste important de les solliciter de manière attrayante.

La conscientisation, moteur de lutte contre l’exclusion

Quoiqu’il advienne, il n’y a aucun doute que ce genre d’expérience reste ancrée chez tous les jeunes participant.e.s, comme en témoigne cette chanson écrite par deux élèves germanophones, Leon et Clemens :

Mwarakoze kudufasha kubaka u Rwanda

Mwatwakiriye neza

turabakunda tuzabakumbura ubuziraherezo

Mwahinduye imiterere yacu mubyiza

Warakoze Rwanda. Warakoze Aprojumap

Merci que nous avons pu construire le Rwanda avec vous.

Jamais nous n’allons vous oublier.

Vous nous avez accueillis chaleureusement.

Vous avez changé positivement notre personnalité.

Merci Rwanda, merci Aprojumap!

Interrogé, un an plus tard, au sujet de sa motivation à devenir un citoyen actif suite au voyage MWA, Leon a répondu :

« J’ai été arraché à l’agitation de la vie et entraîné dans un monde que je ne connaissais que par la télévision et dont je n’avais pas vraiment conscience. La télévision, avec ses milliers de problèmes superficiels, ne montre ni le problème de base ni une solution. C’est comme regarder par terre et se tenir sous un tas d’arbres dans la forêt. Des fruits pourris tombent régulièrement dans le champ de vision au sol. Il y en a tellement par terre que je ne sais pas par où commencer. Qu’est-ce qui peut aider avec quel fruit, mais avant que l’on ait saisi un fruit, le suivant roule dans le champ de vision. Mais si l’on ose regarder en l’air petit à petit, on voit que l’on n’a pas à s’occuper de mille petites pommes, mais seulement d’une poignée d’arbres malades. Et ce voyage m’a donné le courage d’affronter petit à petit les problèmes de base et d’éviter ainsi la surcharge des milliers de pommes. J’ai aussi vu une voie concrète à suivre. »

Le projet Move with Africa par les liens qu’il tisse entre le Nord et le Sud a ce pouvoir essentiel de conscientiser notre jeunesse aux problèmatiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, indispensables pour un mieux-vivre ensemble !

  • 1
    Supplément gratuit à La Libre Belgique du 6 juin 2023 « Move with Africa. Le futur, c’est ensemble. », p. 3.
  • 2
    Entretien du 2 mars 2023, lors du retour du voyage au Rwanda avec l’Institut Robert Schuman.
  • 3
    Supplément gratuit à La Libre Belgique du 6 juin 2023, Move with Africa. Le futur, c’est ensemble, p. 3.
  • 4
    Carnet de voyage pour préparer un voyage-relais d’Entraide & Fraternité, à commander gratuitement sur https://entraide.be/carnet-de-voyage/
  • 5
    Carnet de voyage pour préparer un voyage-relais, Entraide & Fraternité, p. 15.
  • 6
    Idem, p 39.
  • 7
    Ibidem.
  • 8
    Ibidem.
  • 9
    La solidarité, une valeur essentielle pour les jeunes ? | ACODEV
  • 10
    Programme d’éducation à la citoyenneté mondiale de l’Agence belge de développement Enabel.
  • 11
    On appelle ‘digital native’ (ou natif du numérique) une personne qui a grandit et évolué entourée de la technologie numérique et de ce fait la maîtrise parfaitement.