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Analyse

Syndicats – La personnalité juridique, une atteinte au droit de grève ?

par Isabelle Franck
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En vue des élections régionales et fédérales de juin 2024, Action Vivre Ensemble a examiné les programmes des principaux partis politiques à propos de plusieurs thématiques. Parmi elles, la criminalisation des mouvements sociaux en général et, chez nous, la tendance à limiter le droit de grève. La volonté de certains partis d’attribuer aux syndicats la personnalité juridique relève de cette tendance. Or, le droit de grève et, plus globalement, la vitalité des mouvements sociaux sont essentiels dans une société qui se veut démocratique et dans la lutte contre les inégalités sociales.

La personnalité juridique sous la loupe

L’une des mesures promues par le MR et les Engagé·es pour un futur gouvernement serait d’attribuer la personnalité juridique aux syndicats :

Pour Les Engagé·es, “Les corps intermédiaires — syndicats, associations, mutuelles… — se doivent de rapprocher politiques et citoyens. Ils connaissent le vécu de ceux qu’ils côtoient individuellement tout en étant porteurs d’intérêts collectifs. Nous pensons qu’ils sont des relais légitimes de la population et des interlocuteurs privilégiés des autorités publiques et à ce double titre, nous les défendons. Pour qu’ils puissent jouer efficacement leur rôle, il est essentiel qu’ils dépassent leurs enjeux corporatistes et le rapport de force. Il est également essentiel que leur fonctionnement soit aussi transparent que possible et que chacun assume ses actes. Nous voulons donner une personnalité juridique aux corps intermédiaires lorsque ce n’est pas encore le cas1https://www.lesengages.be/wp-content/uploads/2024/02/lesengages_programme2024_complet_2_v2.pdf p.286.

Qu’entend-on par “personnalité juridique” ? Une personne physique ou, dans le cas des syndicats, une personne morale est dotée de la personnalité si elle peut être tenue responsables de ses actes devant la Justice.

Quant au MR, il “estime qu’il est grand temps que les organisations syndicales soient tenues d’adopter la personnalité juridique, afin qu’elles puissent comme tout autre sujet de droit être tenues responsables de leurs actions. Rien ne justifie que cet acteur majeur de la concertation sociale dans notre pays, qui bénéficie par ailleurs de privilèges et pouvoirs fort importants, puisse encore continuer à se soustraire à une réalité qui s’impose à l’ensemble des autres acteurs de la société. En conséquence de l’adoption de cette personnalité juridique, les syndicats devraient également être tenus, comme tous les autres acteurs de la société civile, allant de la plus petite asbl à la plus grande multinationale ou n’importe quel parti politique recevant des financements publics depuis la loi de 1989, à établir et publier des comptes complets reprenant l’ensemble de leurs actifs et passifs, de même que de l’ensemble de leurs revenus et charges, en Belgique et à l’étranger”[2]Page 69 du programme du MR disponible ici : https://www.mr.be/programme2024/[/note].

Avant d’en venir à la question de la responsabilité juridique, soulignons l’ironie apparente de la demande des Engagé·es aux syndicats de “dépasser le rapport de forces”. N’est-ce pas justement leur rôle, d’établir un rapport de forces pour faire valoir les droits des travailleurs et travailleuses ? Nous savons que les intérêts qui dominent l’économie sont ceux des détenteurs des moyens de production que sont les capitaux technique et financier. Sans rapport de forces et sans droit de grève, les intérêts des travailleurs et travailleuses ont peu de chances d’être pris en compte quand ils sont mis en balance avec l’accroissement des bénéfices et les revenus des actionnaires. Sans compter le “syndicat des riches” que sont les lobbies qui pullulent autour des décideurs politiques.

Le MR et Les Engagé·es se font ainsi le relais d’une demande de la Fédération des Entreprises de Belgique, la FEB. Cette demande a notamment été réaffirmée en mai 2022, lors de la présentation du plan “Horizon 2030” de la FEB. Cette même demande est formulée, côté néerlandophone, par la NVA.

En Belgique, ni les syndicats, ni les partis politiques ne sont dotés de la responsabilité juridique. Ce sont des associations de fait. Le MR a donc tort d’affirmer que seuls les syndicats échappent à cette responsabilisation. Ce sont les asbl liées à ces institutions qui assument une responsabilité juridique.

L’explication de ces deux exceptions se trouve dans l’histoire de leur création.

« Quand les syndicats et les partis sont nés, ils se vivaient comme en dehors des institutions de l’État. C’étaient des organisations qui visaient à combattre le pouvoir, à l’influencer, voire à le prendre, mais il était hors de question de laisser l’État pouvoir avoir un contrôle dessus, il y avait une grande méfiance vis-à-vis du pouvoir institutionnel« , explique Jean-Benoît Pilet, professeur à l’ULB, sur le site de la RTBF2https://www.rtbf.be/article/pourquoi-les-syndicats-et-les-partis-n-ont-pas-de-personnalite-juridique-9123037.

Un affaiblissement de l’action syndicale

La personnalité juridique implique que l’entité doit rendre publiques sa comptabilité, ses réserves financières, etc. Ces réserves financières, précisément, servent à soutenir les grévistes en compensant leur perte de salaire. C’est donc leur capacité à tenir une grève sur une plus ou moins longue durée qui serait révélée s’ils devaient en rendre compte aux autorités, ce qui les déforcerait dans le bras de fer que constitue une grève.

Leur attribuer une personnalité juridique reviendrait donc à affaiblir l’action syndicale. C’est évidemment l’intention de la FEB et des partis du centre-droit et de droite.

Cette demande constitue un signal de plus dans un contexte général, dans le monde comme en Europe, où la contestation sociale est de moins en moins tolérée et de plus en plus réprimée. Le projet de loi “Van Quickenborne” ou “anti-casseurs” allait dans le même sens d’un affaiblissement et d’une culpabilisation de la société civile et des militants : associer, dans les esprits et dans les textes, syndicats/manifestants et casseurs3Voir les deux analyses d’EF à ce sujet, Au Brésil et en Europe, les mouvements sociaux face aux violences (https://entraide.be/publication/analyse2023-09/) et Criminalisation des mouvements sociaux : suite et (pas) fin ? (https://entraide.be/publication/analyse2024-02/). Alors que la législation actuelle fournissait déjà tous les outils nécessaires pour sanctionner les délits évoqués. Preuve en est : Thierry Bodson, président de la FGTB, a été traduit en justice à la suite du blocage du pont de Cheratte, le 14 octobre 2015, au cours d’une grève. On lui reprochait “l’entrave méchante à la circulation”. Il a été condamné en première instance et le jugement a été confirmé en appel, puis en cassation en avril 2022. L’affaire est à présent entre les mains des juges de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).

La demande, venue de la droite de l’échiquier politique, est donc moins innocente qu’il y paraît.  Elle vise à déforcer la contestation syndicale, accusée d’entraver la compétitivité des entreprises et le dynamisme économique du pays. Or, des syndicats forts sont un bon rempart contre l’aggravation des inégalités sociales.  Car, comme le dit Christian Valenduc4Économiste, notamment ancien Secrétaire du Conseil supérieur des Finances., “les études ont montré que la baisse du taux de syndicalisation était un des facteurs explicatifs de la hausse des inégalités. Si la théorie du ruissellement n’a pas fonctionné, c’est donc parce qu’en aval, il n’y avait pas d’institutions pour organiser le partage de la valeur dans un sens qui profite à toutes les classes sociales. Ou bien parce que ces institutions, si elles existaient, ont été démantelées par décision politique au motif que cela freinait le dynamisme économique et qu’il fallait, comme disaient le président américain Ronald Reagan et la Première ministre britannique Margaret Thatcher, supprimer le salaire minimum, briser les syndicats, limiter strictement les allocations de chômage… Mais quand on met en œuvre ces politiques, on voit exploser le nombre de travailleurs pauvres5Christian Valenduc, Lesoir.be, 19/1/2024. https://www.lesoir.be/562601/article/2024-01-19/christian-valenduc-un-appel-motive-par-la-peur-de-la-revolution.

Si la Belgique a relativement bien résisté aux deux récentes crises (Covid et guerre en Ukraine), elle le doit à des dispositifs comme l’indexation automatique des salaires ou la concertation sociale, fruits de la place importante occupée dans notre pays par les corps intermédiaires, dont les syndicats.

Dans le cas de la Loi Van Quickenborne comme dans celui de la demande d’attribuer la personnalité juridique aux syndicats, on voit que, dans la situation actuelle, les auteurs de délits peuvent être traduits en justice. Comment ne pas voir, alors, dans ce projet de loi et dans la demande émanant notamment du MR, une volonté d’affaiblir la contestation sociale ? Une contestation qui s’intensifie ces dernières années, face au creusement des inégalités entre une minorité de plus en plus riche et une majorité qui se précarise et ne se sent pas suffisamment prise en compte par ses représentant·es élu·es ?

En guise de conclusion

Les investisseurs ont besoin d’une stabilité politique, économique et sociale pour mener à bien leurs affaires. De trop fortes inégalités et l’agitation sociale qu’elles engendrent ne leur sont donc pas favorables. Dans la course folle à la compétitivité et à la croissance économique, faute de s’attaquer aux inégalités, les gouvernants tentent de contenir la contestation, de la réprimer par la Loi, quand ce n’est pas par la matraque. Une stratégie, on l’a vu ci-dessus, contreproductive, puisque des corps intérmédiaires forts limitent les inégalités sources d’agitation sociale.

Plus que jamais, la liberté de s’exprimer et de manifester doit donc être préservée, et désamorcées les tentatives de l’entraver. Il en va non seulement de la liberté, mais aussi de la réduction des inégalités et même de la stabilité de notre économie et de notre démocratie. Car, sous une pression trop forte, le couvercle de la marmite sociale finit toujours pas exploser.  

  • 1
    https://www.lesengages.be/wp-content/uploads/2024/02/lesengages_programme2024_complet_2_v2.pdf p.286
  • 2
    https://www.rtbf.be/article/pourquoi-les-syndicats-et-les-partis-n-ont-pas-de-personnalite-juridique-9123037
  • 3
    Voir les deux analyses d’EF à ce sujet, Au Brésil et en Europe, les mouvements sociaux face aux violences (https://entraide.be/publication/analyse2023-09/) et Criminalisation des mouvements sociaux : suite et (pas) fin ? (https://entraide.be/publication/analyse2024-02/)
  • 4
    Économiste, notamment ancien Secrétaire du Conseil supérieur des Finances.
  • 5
    Christian Valenduc, Lesoir.be, 19/1/2024. https://www.lesoir.be/562601/article/2024-01-19/christian-valenduc-un-appel-motive-par-la-peur-de-la-revolution