Illustration d’un homme pointant un personnage stylisé parmi une série de personnages stylisés identiques.
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Analyse

« Bobos » : quand le vocabulaire entretient les divisions

Cohésion sociale
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« Le bio, c’est pour les bobos ! », une affirmation tant de fois entendue. Mais qui ce terme « bobo » désigne-t-il ? Et qu’induit cette manière de qualifier ? À travers cet exemple, nous verrons que mener des mobilisations communes, contre la pauvreté et pour la préservation de l’environnement notamment, passe aussi par le langage et la manière de présenter autrui.

« Il n’y a personne qui s’assume en tant que bobo, car ce statut est ridicule. »
Myriam Leroy, journaliste, chroniqueuse, autrice et romancière

Le choix des mots, qu’il soit réfléchi ou non, traduit notre manière de penser le monde, voire notre manière d’être au monde.

En 2019, nous avions démontré en quoi l’usage du terme « bénéficiaire » était symptomatique de certains mécanismes d’exclusion, et susceptible de stigmatiser les personnes qu’il désigne.1Action Vivre Ensemble, Bénéficiaire ou partenaire ?, 2019. Attaquons-nous à présent à cet autre qualificatif qui traverse les rapports sociaux : le terme « bobo ».

« Le bio, c’est pour les bobos ! » Qui n’a pas entendu cette affirmation ? Elle s’est tellement répandue que des articles à foison proposent de la déconstruire. Mais qui ce terme « bobo » désigne-t-il ? Et surtout, qu’induit-il au niveau de notre vision du monde ?

Qui désigne-t-on ?

Contraction de « bourgeois bohème », le mot « bobo » définit, selon le Larousse,une « personne plutôt jeune, aisée et cultivée, affichant son anticonformisme »2www.larousse.fr, consulté le 23.04.2021.. À cette définition restreinte, ajoutons une description plus détaillée et engagée, dénichée sur la Toile3Le choix de ce site a été dicté par le nombre d’éléments énoncés dans la définition proposée, davantage que par les caractéristiques propres au site en question. : « le terme « bobo » désigne de manière plutôt péjorative une catégorie socioprofessionnelle […] de personnes aisées habitant les grands centres urbains et politiquement situées plutôt à gauche et sensibles à l’écologie.4http://www.toupie.org/Dictionnaire/Bobo.htm, consulté le 23.04.2021. » 

En guise de portrait-robot, le même site attribue au « bobo » les caractéristiques suivantes :

  • habite de préférence au centre des grandes villes,
  • conformisme raffiné avec un certain désordre,
  • relative désinvolture,
  • sensibilité aux valeurs de gauche ou écologistes,
  • acceptation des différences, jusqu’à un certain point,
  • ouverture d’esprit, tolérance et sens de la solidarité,
  • idéalise une société pacifiée,
  • refuse le luxe, considéré comme inutile, l’arrogance de la bourgeoisie classique et l’affichage ostensible de la richesse.

Flou artistique ou dénigrement ?

Si les définitions abondent, aucune ne trace des contours précis à la notion de « bobo » ; il semblerait d’ailleurs que le concept embrasse des situations diverses selon les points de vue et selon les pays.5https://fr.wikipedia.org/wiki/Bourgeois-bohème, consulté le 28.04.2021.

Dans le cas détaillé au chapitre précédent, relevons d’emblée le côté flou de la description, notamment en raison de l’emploi d’éléments lexicaux introduisant l’incertitude : « de préférence », « relative », « jusqu’à un certain point »

Un flou qui favorise les raccourcis caricaturaux, tels que celui proposé par un article du journal Le Monde, introduisant une enquête à propos des « jeunes urbains créatifs » par la question « Qui est le jeune bobo parisien ? » (le titre va jusqu’à prétendre révéler le « portrait-robot des jeunes bobos urbains »).6PRUDHOMME C., « Hyperconsommateurs, amateurs de fast-foods et de bio… portrait robot des jeunes bobos urbains », www.lemonde.fr, 04.12.2018. Cette présentation discutable de la journaliste démontre à quel point l’emploi du mot « bobo » relève avant tout d’un choix subjectif.

Or, ce choix n’est pas neutre. Lorsqu’on désigne une catégorie de population par un terme connoté négativement, ce sont des personnes humaines que l’on affuble de clichés. FigaroVox ne s’en prive d’ailleurs pas, en relayant la parole des internautes du quotidien conservateur ; on nous y dépeint les « bobos » comme des gens « déconnectés du réel », dont le comportement révélerait « un narcissisme exacerbé ».7HAMELIN F., « Le bobo : portrait au vitriol par les internautes du Figaro », www.lefigaro.fr, 14.02.2014.

Nombre d’articles et d’ouvrages évoquent la « boboïté » ou la « boboïtude », et tentent de définir des caractéristiques communes à un groupe social qu’on peut difficilement qualifier d’homogène. Bien qu’il en ressorte pas mal de confusion, force est de constater que le concept est devenu usuel.

Du reste, le monde associatif verse lui aussi dans une certaine facilité, en usant volontiers du terme « bobo » (notons cependant l’usage fréquent des guillemets, induisant une prudente prise de recul, comme nous l’avons relevé dans plusieurs documents d’Action Vivre Ensemble).8Action Vivre Ensemble, Transition : l’affaire de tous ? Le rôle de l’éducation permanente, 2017 ; Un Repair’Café à l’école de devoirs, 2017 ; Alimentation saine et locale, accessible à tous ? Le cas « Les Petits Producteurs », 2019.

Dérision et contradictions

« Ils sont une nouvelle classe / Après les bourges et les prolos / Pas loin des beaufs quoique plus classes », scandait le chanteur Renaud à sa façon, à propos des « bobos ».

Bien que l’expression « bourgeois bohème » soit référencée depuis plus longtemps, c’est le journaliste américain David Brooks qui popularise le terme « bobo », en 2000, avec son livre Bobos in Paradise. « Décrits à partir d’une analyse de la société américaine […], les bobos sont censés caractériser un groupe social à partir des valeurs partagées par ses membres, plutôt que par des caractéristiques socio-économiques ou démographiques. Pour l’auteur, cette classe supérieure se situe au croisement de l’idéalisme des années 1960 et des comportements libéraux et individualistes de l’ère Reagan. Elle peut être observée dans tous les pays développés et plus particulièrement en France »9http://www.toupie.org/Dictionnaire/Bobo.htm, consulté le 26.04.2021., commente le site à succès toupie.org10https://www.liberation.fr/checknews/2017/10/23/qui-est-pierre-tourev-de-toupieorg-tres-prise-des-eleves_1652617/.

La sociologue Sylvie Tissot11Co-autrice du livre Les bobos n’existent pas, paru aux Presses universitaires de Lyon, 2018. nous en apprend un peu plus sur le contexte dans lequel l’ouvrage parait : « David Brooks est un journaliste à succès qui s’inscrit dans le mouvement néo-conservateur avec lequel il partage une détestation profonde des libéraux au sens américain, c’est-à-dire avec le progressisme qui se revendique héritier des luttes sociales des années 60 comme les mouvements féministes, gays et lesbiens ou encore le mouvement des droits civiques. Le retour du bâton des années 80, puis 90 va donner au terme de libéral un sens extrêmement péjoratif, et le livre de Brooks s’inscrit dans cette entreprise de délégitimation. […] Brooks dit que l’attachement des bobos aux valeurs progressistes est de pure forme »12JASSOGNE P., « Le bobo n’existe pas », www.alterechos.be, 21.06.2018..

Avec davantage d’humour et d’autodérision (puisqu’elle s’inclut dans la catégorie décrite), la journaliste, chroniqueuse et romancière Myriam Leroy évoque les ambiguïtés auxquelles pas mal de gens sont confrontés : « Ce terme décrit une contradiction entre le bourgeois et le bohème. Et cela donne donc lieu à plein de contradictions entre ce qu’on est et ce qu’on fait. Par exemple, le bobo va habiter en ville, mais adopte un mode de vie campagnard, est urbain mais veut créer des liens sociaux comme s’il vivait dans une ferme… » Et de préciser : « Il n’y a personne qui s’assume en tant que bobo, car ce statut est ridicule. »13« Myriam Leroy : « on a tous quelque chose en nous de bobo ! », www.guido.be, 10.12.2012.

Des critiques de classe… qui épargnent les puissants

Flou, caricatures, dérision… Au bout du compte, il n’est pas certain que tous les analystes se réfèrent aux mêmes personnes lorsque sont évoqués les « bobos ».

Pour Eric Agrikoliansky, professeur de science politique à Paris-Dauphine, « les bobos n’existent pas en tant que groupe ! C’est un agrégat de populations, de statuts très diversifiés et hétérogènes. Il s’agit, au mieux, d’une catégorie moyenne, qui compte quelques membres des classes supérieures, mais surtout des personnes avec des revenus assez faibles, qui détiennent plutôt du capital culturel.14GENTHIALON A.-C., « Eric Agrikoliansky : « Les bobos n’existent pas en tant que groupe ! » », www.leparisien.fr, 05.05.2017. » 

Par ailleurs, s’il est courant d’opposer les « bobos » (libres d’opérer les choix qui leur conviennent, notamment en matière de consommation) aux personnes défavorisées (contraintes de composer avec le « trop peu » qui leur reste), ce sont en fait d’autres catégories de la population qui tirent leur épingle du jeu.

Selon Sylvie Tissot, « le bobo est devenu la figure du privilégié. Se focaliser sur ce dernier permet de passer sous silence les formes de domination sociale, culturelle, économique dans lesquelles les classes supérieures […] jouent un rôle prédominant, notamment en ville. Cette catégorie dispose de ressources considérables pour maintenir un entre soi, et mettre à distance, parfois violemment, les classes populaires, et plus encore les classes populaires racisées. À travers le discours sur le « bobo », on visibilise des groupes – dont les frontières, encore une fois, sont très floues –, et on en invisibilise d’autres. » Ce qui permet « de diluer les hiérarchies sociales, de les brouiller, et surtout d’occulter le rôle des classes supérieures.15JASSOGNE P., op. cit. »

En somme, comme l’explique la sociologue Élisabeth Lagasse, « le terme de « bobo » est surtout une caricature méprisante d’une partie de la classe moyenne : il n’apporte pas grand-chose en terme de contenu.16LAGASSE E., « Comment lutter contre le cliché « bio = bobo » ? », En question, n° 132, 03.03.2020. » Et ce mépris va souvent jusqu’à l’insulte.17ENGEL V., « Les Bobos-Bisounours-Gauche-Caviar-Padamalgam vous saluent », www.lesoir.be, 04.02.2016.

Des luttes communes

L’usage fréquent de termes aussi caricaturaux ou stigmatisant que « bénéficiaire » ou « bobo » peut mener à des oppositions tout aussi caricaturales, telles que le fameux « fin du monde ou fin du mois ? » en vogue lors de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes.18Action Vivre Ensemble, Fin du monde, fin du mois. Des interpellations qui convergent, 2019. Et si des divergences existent, elles n’en deviennent que plus clivantes.

En poussant plus loin notre réflexion, nous pouvons constater que la terminologie influence la mise en action collective. Les mobilisations pour l’environnement, par exemple, ont pu à l’occasion être perçues comme « un truc de bobos », tandis que des catégories de population moins favorisées auraient d’autres préoccupations. Ceci en dépit de la diversité des profils représentés au gré des multiples actions.

Dès lors, comment (ré)concilier les enjeux de lutte contre la précarité et de préservation de l’environnement (pour ne citer que ces deux exemples), si l’on s’obstine à désigner différentes parties prenantes de manière péjorative ou stéréotypée ? Compliqué, dans de telles conditions, de créer un terreau favorable à la mixité sociale ou à une convergence des points de vue.

Or, on le sait, ces oppositions sont délétères à l’heure où il devient urgent de « fédérer les combats et les mouvements sociau.19Action Vivre Ensemble, (Vraiment) tous unis pour le climat ?, 2020. ». Non pas en gommant les divergences mais en faisant apparaitre les multiples imbrications des différentes luttes pour l’égale dignité humaine et pour la solidarité.20Action Vivre Ensemble, Des lunettes pour mieux voir la diversité, 2020.

Conclusion

Si l’attention se porte vers d’autres priorités que le choix des mots, mener des luttes communes, contre la pauvreté et pour la préservation de l’environnement notamment, passe aussi par le langage et la manière de présenter autrui.

Questionner l’emploi de termes devenus trop courants invite donc à une saine remise en question, y compris au sein du monde associatif : cette étape semble primordiale, tant dans la pratique de terrain que dans la communication, pour éviter d’entretenir les clichés que l’on prétend combattre.

Renato Pinto
Coordinateur Action Vivre Ensemble en Hainaut

  • 1
    Action Vivre Ensemble, Bénéficiaire ou partenaire ?, 2019.
  • 2
    www.larousse.fr, consulté le 23.04.2021.
  • 3
    Le choix de ce site a été dicté par le nombre d’éléments énoncés dans la définition proposée, davantage que par les caractéristiques propres au site en question.
  • 4
  • 5
  • 6
    PRUDHOMME C., « Hyperconsommateurs, amateurs de fast-foods et de bio… portrait robot des jeunes bobos urbains », www.lemonde.fr, 04.12.2018.
  • 7
    HAMELIN F., « Le bobo : portrait au vitriol par les internautes du Figaro », www.lefigaro.fr, 14.02.2014.
  • 8
    Action Vivre Ensemble, Transition : l’affaire de tous ? Le rôle de l’éducation permanente, 2017 ; Un Repair’Café à l’école de devoirs, 2017 ; Alimentation saine et locale, accessible à tous ? Le cas « Les Petits Producteurs », 2019.
  • 9
  • 10
  • 11
    Co-autrice du livre Les bobos n’existent pas, paru aux Presses universitaires de Lyon, 2018.
  • 12
    JASSOGNE P., « Le bobo n’existe pas », www.alterechos.be, 21.06.2018.
  • 13
    « Myriam Leroy : « on a tous quelque chose en nous de bobo ! », www.guido.be, 10.12.2012.
  • 14
    GENTHIALON A.-C., « Eric Agrikoliansky : « Les bobos n’existent pas en tant que groupe ! » », www.leparisien.fr, 05.05.2017.
  • 15
    JASSOGNE P., op. cit.
  • 16
    LAGASSE E., « Comment lutter contre le cliché « bio = bobo » ? », En question, n° 132, 03.03.2020.
  • 17
    ENGEL V., « Les Bobos-Bisounours-Gauche-Caviar-Padamalgam vous saluent », www.lesoir.be, 04.02.2016.
  • 18
    Action Vivre Ensemble, Fin du monde, fin du mois. Des interpellations qui convergent, 2019.
  • 19
    Action Vivre Ensemble, (Vraiment) tous unis pour le climat ?, 2020.
  • 20
    Action Vivre Ensemble, Des lunettes pour mieux voir la diversité, 2020.
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