« Comment cesser d’être, à notre insu, marchands et fabricants de pauvreté ? », interroge Philippe De Leener. Cette question posée à des acteurs de la lutte contre la pauvreté ne manque pas d’interpeller. Elle se fait d’autant plus provoquante qu’elle s’adresse à des personnes ou des groupes qui entendent agir pour un monde plus juste. Entrons dans cette réflexion qui titille nos ambiguïtés, pointe les limites de nos actions de solidarité et nous met au défi de procéder autrement.
« Comment cesser d’être, à notre insu, marchands et fabricants de pauvreté ? », interroge Philippe De Leener1Philippe De Leener est professeur d’économie politique à l’école des sciences politiques et sociales de l’UCL, co-président de la Fédération des entreprises d’économie sociale BXL-Wallonie, président d’Inter-Mondes Belgique, une association spécialisée dans l’accompagnement sur les processus de transformation des sociétés (active en Europe et en Afrique).. Cette question posée à des acteurs de la lutte contre la pauvreté2Cette analyse se base sur l’intervention de Philippe De Leener lors d’une rencontre organisée par Action Vivre Ensemble de Bruxelles et du Brabant wallon, le 28 janvier 2021. Elle regroupait des volontaires, permanents d’associations, engagés en paroisse ou à titre individuel. Elle est ré-écoutable ici : https://youtu.be/KrXt3Gyd0mk ne manque pas d’interpeller.
L’angle d’attaque est délibérément provocant. En effet, forcer les traits peut faire apparaître des questions qu’il n’est pas aisé de nous poser, que nos consciences ont tendance à occulter.
Nos actions solidaires ne rendent-elles pas supportable l’insupportable ? Notre manière de lutter contre la pauvreté ne nous égare-elle pas de ce qui fabrique les pauvretés ? Ne nous tient-elle pas éloignés des vrais enjeux de société qui restent en arrière-plan de nos actions ? Ne sommes-nous pas enfermés dans une dynamique qui fait d’un moyen (sauver ou soulager les pauvres) une fin en soi ?
Nous pouvons craindre que, à notre insu, « nos luttes contribuent à généraliser la pauvreté durablement ». Certes, la pauvreté, la vulnérabilité, la souffrance, l’indignité au quotidien sont des obstacles à toute transformation sociétale. Et agir sur ces obstacles constitue autant de préalables à toute perspective de changement. Mais la lutte contre ces fléaux n’a pas de sens comme une fin en soi. Elle doit être vue comme un « moment stratégique dans une dynamique (…) pour agir sur la société qui les fabrique ». Considérer la lutte contre la pauvreté comme un moyen et non une fin, ouvre immanquablement la question de savoir au service de quelle(s) issue(s) ce moyen est mobilisé.
S’interroger autour de trois options fondamentales
Pour avancer dans le questionnement autour de nos raisons d’agir, explorons trois « équations ». Trois choix qui participent d’une « petite grammaire », qui s’offrent comme des clés pour comprendre notre rapport à la pauvreté et, peut-être, qui sait, notre « petit commerce de la pauvreté ».
- « Lutter contre l’appauvrissement » versus « lutter contre la pauvreté »
De manière sous-jacente, il s’agit ici d’attirer l’attention sur ce que nous visons. Combattons-nous les dynamiques et mécanismes qui « fabriquent » la pauvreté ?3A lire en complément une analyse publiée par Action Vivre ensemble : « Le poids des mots : pauvreté ou appauvrissement », 2015. Disponible sur : https://vivre-ensemble.be/Le-poids-des-mots-pauvrete-ou-apprauvrissement Ou corrigeons-nous les « états de pauvreté » pour les soulager, les rendre supportables ?
- « Logique des besoins et des manques » versus « logique de la richesse des pauvres »
Ces deux approches diffèrent. L’une part de ce que les gens n’ont pas (et, très souvent, de que nous pensons qu’ils devraient avoir, faire ou être). L’autre part de ce qu’ils ont, font et sont déjà, ainsi que de ce qu’ils deviennent4Notons que cette approche est défendue par le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Le Réseau propose en effet un « changement de paradigme » : passer des ‘manques’ aux ‘richesses’. Aux yeux du Réseau, cette approche élargit le périmètre et les possibilités d’actions. Elles ouvrent sur les questions suivantes : quels sont les accès empêchés aux richesses, quels sont les obstacles et comment les dépasser ? Les richesses étant entendues comme les richesses matérielles, relationnelles, naturelles, solidaires, affectives, psychologiques ou immatérielles..
- « Agir contre/sur la pauvreté » versus « agir contre/sur la richesse »
Réfléchir à cette alternative, à ces différentes options, entraine immanquablement à résoudre la question suivante : quand les uns s’enrichissent, dans quelle mesure et en quoi d’autres ailleurs s’appauvrissent-ils ? Ces « autres ailleurs », il peut s’agir d’autres humains, mais aussi d’autres non humains, comme les mers, les sols, les forêts, les glaciers, la faune, la flore, etc.
Ensuite surgissent d’autres sous-questions : comment et qui redistribue ce qui fait richesse ? Et qu’est-ce qui est redistribué ? À qui ? Et pourquoi à ceux ou celles-là ?
Pour chacune des trois « équations », précisons que les deux termes de l’énoncé ne s’opposent pas nécessairement, qu’ils ne s’excluent pas mutuellement, qu’on devrait autant que possible envisager de les combiner (agir contre la pauvreté comme moyen d’agir contre les mécanismes d’appauvrissement, soutenir la richesse des pauvres comme mode de lutte contre leur appauvrissement, etc.). Il semble cependant fondamental de soigneusement les distinguer pour mieux les examiner et ainsi pour prendre conscience des ressorts de nos actes de manière à envisager les combinaisons nécessaires.
Conjuguer notre regard
Dans notre « petite grammaire », il nous faudrait également considérer avec un même soin trois éléments : la pauvreté, ma pauvreté, leur pauvreté. « La » pauvreté qualifie le phénomène en général, comme une définition abstraite, normative. Mais cette définition peut se heurter à la manière dont les personnes qui vivent la pauvreté se considèrent elles-mêmes. Ces différentes dimensions doivent être considérées également. Elles amènent à s’interroger sur ce qui définit la pauvreté, ce qu’elle est ? Quels imaginaires sous-tendent la pauvreté ? Qui parle de pauvreté ? Et celles et ceux qui en parlent ou travaillent sur la pauvreté, au profit de qui le font-ils ? N’oublions jamais que toute action humaine est potentiellement orientée au profit de certains mais en même temps aux dépens d’autres, invisibles.
Il s’agit également de ne pas s’enfermer dans un triangle dramatique (bourreau, victime, sauveur). Car, la pauvreté n’est pas seulement une imposition de l’extérieur. Les pauvres sont aussi producteurs de leur propre pauvreté. En partie. Il nous faut à travailler aussi cette responsabilité de chacun. Sans considérer, ce qui serait insultant, que les personnes pauvres sont totalement responsables de leur situation. Il s’agit en outre de questionner une certaine vision caritative de la solidarité qui mettrait en action, d’une part, des aidants (les « sauveurs »), et d’autre part, des aidés (réduits à l’état « d’assistés »)5A lire en complément, l’analyse publiée par Action Vivre Ensemble : « Bénéficiaires ou partenaires, vers une autre conception de la solidarité », 2019.
Politiser l’analyse
Plus globalement, il semble important de politiser l’analyse et les luttes en matière de pauvreté. A défaut de le faire, on risquerait de se découvrir complices à son insu. Politiser signifie ici que notre action passe par un questionnement sur la pauvreté, mais aussi sur la richesse. Notamment, en s’interrogeant sur la place et la fonction de la richesse et de la pauvreté dans l’imaginaire des riches et des pauvres. L’action politique commence véritablement lorsqu’elle prend pour cible à la fois les fondements et les mécanismes par lesquels la pauvreté est fabriquée, répandue et normalisée souvent si efficacement.
Il faut aussi se demander si l’analyse politique de la pauvreté ne devrait pas se réaliser en miroir d’une analyse de la richesse. Partons d’une situation concrète : en Belgique, les mesures de filets sociaux (y inclus une part consistante de la protection sociale) valent pour le moment, moins d’un tiers de ce qui est considéré comme le flux « normal » de l’évasion fiscale. Cette dernière varie, selon les théories et modes de calcul, entre 35 et 60 milliards d’euros, chaque année. Cette comparaison tend à démontrer qu’il ne faudrait pas seulement « s’occuper » des pauvres mais aussi – et parfois d’abord – « s’occuper » des riches et des structures, légales ou non, qui leur rend service.
Ceci serait utile d’autant plus fréquemment, qu’une sorte de mécanisme de péréquation nous entoure – il nous faut l’avoir sans cesse à l’esprit : « quand je possède ici, il est plus que probable que je dépossède ou que j’ai dépossédé là-bas, là où je ne regarde pas ! » On ne peut dès lors pas faire une investigation de la pauvreté, sans faire une analyse de la circulation de la richesse.
Notre complicité ?
L’hypothèse centrale de toute la réflexion posée ici est la suivante : la plupart de nos initiatives et activités de lutte contre la pauvreté – aussi généreuses et admirables qu’elles puissent être – sont probablement, potentiellement, en partie, des contributions à la « maltraitance généralisée ». Nous sommes peut-être, à notre insu, du côté de ceux qui frappent, ou qui aidons d’autres à bien frapper ; et ce, en voulant bien faire.
C’est d’autant plus certain, si, en agissant aux côtés – et pour – les pauvres, en les soulageant, nous ne contribuons pas à démanteler pas en même temps même modestement le système social, politique et économique qui fabrique, répand et ‘durabilise’ la pauvreté. Si nous n’affectons pas le système en même temps que nous agissons pour lutter, nous devenons de facto complices.
Trois prises de conscience importantes
Pourquoi le système producteur de pauvreté semble-t-il si résilient ? La question reste ouverte. Néanmoins, voici quelques pistes pour nourrir la réflexion.
D’abord, posons un constat : nous contribuons à ce système lorsque nous validons la centralité de l’individu. Cet imaginaire de l’individualisme traverse tous les aspects de notre société. Les droits subjectifs sont centraux, le droit des enfants, le droit des femmes, par exemple. Il n’est pas question ici de les critiquer. Mais, cela étant, en nous focalisant sur ce type d’approche, ne contribue-t-on pas à renforcer l’individualisme ? L’enjeu contemporain, plus qu’hier encore, consiste à reconstruire socialement – mais aussi en chacun de nous – le sentiment qu’on est partie prenante d’un tout qui dépasse nos intérêts et préférences d’individu, qu’on est une composante active d’un « corps » plus grand que chaque personne. En outre, il nous faut reconnaitre tout ce en quoi l’on est chacun ou chacune redevable, que nous sommes mutuellement, les uns par rapport aux autres, des « obligés ».
Les inégalités, les exclusions, la solitude, la misère…, tous ces symptômes que nous combattons ne sont possible que dans des sociétés d’individus en compétition les un(e)s contre les autres, en quête de performances, déliés d’obligations réciproques, structurellement insatisfaits, éternellement insatiables.
Ensuite, attardons-nous sur la culture de l’appropriation, conséquence directe de la primauté individuelle. La propriété privée se révèle centrale dans la vie de l’individu. L’enjeu ici n’est pas de supprimer la propriété privée mais d’en faire une question et, surtout, de cesser de croire qu’elle est une voie obligée. Elle est à jauger au regard de la fonction du bien concerné : en quoi l’appropriation de tel ou tel bien, rend-t-elle service à un individu, à la collectivité ? Une question qui rejoint, du reste, des préoccupations exprimées de longue date, par exemple, dans l’enseignement social de l’Église, qui évoque la « destination universelle des biens » ; ou encore, bien sûr, les différentes méthodes de gestion collective de la propriété (qu’elle soit socialisée ou gérée selon le principe des « communs »).
Finalement, interrogeons-nous : ne contribuons-nous pas au système lorsque nous oublions ou refusons de nous limiter délibérément ? Ne sommes-nous pas incapables d’admettre notre propre finitude et la finitude de ce qui nous entoure ? Le mythe de la croissance en même temps que celui de la jeunesse éternelle nous empêcherait de penser autrement. Il serait pourtant urgent de nous redonner des limites. Ainsi, pour travailler sérieusement sur l’éradication de la pauvreté, il nous faudrait trouver des réponses pertinentes et concrètes à une question centrale : comment, tant individuellement que collectivement, vivre dix fois mieux avec dix fois moins ?
Conclusion
Constater qu’en luttant contre la pauvreté ici ou là, on peut, à notre insu, encourager et normaliser la pauvreté en général, peut être décourageant – voire culpabilisant. Mais plutôt que de baisser les bras ou de faire comme si de rien n’était, pourquoi ne pas s’engager chacun – individu ou groupe, association – à établir le diagnostic de ses complicités ? Puis à chercher comment les neutraliser en identifiant les lignes d’action possible ? Même à petite échelle, l’important ici étant d’être conscient de sa possible et involontaire complicité.
En conclusion, reprenons les propos d’une des volontaires d’Action Vivre Ensemble, qui donnait échos à l’échange à l’origine de ce texte6Echo sur le site vivre-ensemble.be, par Brigitte Melis, volontaire pour Action Vivre Ensemble, active dans le Conseil d’administration et l’antenne du Brabant wallon.. Elle concluait ainsi : « selon les termes de Matthieu Ricard7Moine bouddhiste, traducteur français du Dalaï Lama et auteur de nombreux ouvrages à succès., il faut chercher à “se changer et changer le monde” en pratiquant une charité transformative voire politique plutôt qu’une charité palliative et ce, à partir d’un ‘je’ et d’un ‘tu’ qui ensemble chercheront à construire le ‘nous’ pour être forts ensemble ! »
Philippe De Leener, président d’Inter Mondes Belgique et professeur d’économie politique à l’UCL
avec Catherine Daloze, chargée d’études pour Action Vivre Ensemble
- 1Philippe De Leener est professeur d’économie politique à l’école des sciences politiques et sociales de l’UCL, co-président de la Fédération des entreprises d’économie sociale BXL-Wallonie, président d’Inter-Mondes Belgique, une association spécialisée dans l’accompagnement sur les processus de transformation des sociétés (active en Europe et en Afrique).
- 2Cette analyse se base sur l’intervention de Philippe De Leener lors d’une rencontre organisée par Action Vivre Ensemble de Bruxelles et du Brabant wallon, le 28 janvier 2021. Elle regroupait des volontaires, permanents d’associations, engagés en paroisse ou à titre individuel. Elle est ré-écoutable ici : https://youtu.be/KrXt3Gyd0mk
- 3A lire en complément une analyse publiée par Action Vivre ensemble : « Le poids des mots : pauvreté ou appauvrissement », 2015. Disponible sur : https://vivre-ensemble.be/Le-poids-des-mots-pauvrete-ou-apprauvrissement
- 4Notons que cette approche est défendue par le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Le Réseau propose en effet un « changement de paradigme » : passer des ‘manques’ aux ‘richesses’. Aux yeux du Réseau, cette approche élargit le périmètre et les possibilités d’actions. Elles ouvrent sur les questions suivantes : quels sont les accès empêchés aux richesses, quels sont les obstacles et comment les dépasser ? Les richesses étant entendues comme les richesses matérielles, relationnelles, naturelles, solidaires, affectives, psychologiques ou immatérielles.
- 5A lire en complément, l’analyse publiée par Action Vivre Ensemble : « Bénéficiaires ou partenaires, vers une autre conception de la solidarité », 2019
- 6Echo sur le site vivre-ensemble.be, par Brigitte Melis, volontaire pour Action Vivre Ensemble, active dans le Conseil d’administration et l’antenne du Brabant wallon.
- 7Moine bouddhiste, traducteur français du Dalaï Lama et auteur de nombreux ouvrages à succès.