Trois personnes portant un masque sanitaire se tiennent en file tout en maintenant la distance requise.
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Analyse

Se tenir à distance et maintenir le lien : une équation difficile

Cohésion sociale
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La crise sanitaire à laquelle nous devons faire face ne porte-elle pas atteinte à notre « vivre-ensemble » ? Depuis la première vague de mesures pour éviter la propagation du virus au printemps et plus encore avec cet automne en mode distant, les inquiétudes semblent croître pour notre santé psychologique et sociale. Qu’est-ce qui inquiète ? Et pourquoi ?

Avec l’épidémie de Covid, sont apparues les prescriptions de gestes barrières et une manière inédite de nous comporter. La panoplie anti-propagation du virus est entrée dans nos comportements journaliers. Du coup, certains mots ont pris un sens particulier. Qui dit masque, ne dit plus Carnaval. Qui dit gel, ne dit plus coiffure structurée. On en viendrait même à sourire de ces anciens usages, devenus nettement plus exceptionnels. Et on n’aura jamais autant prononcé ces quelques syllabes.

« Distanciation », la mal-nommée

Il en va de même pour la distanciation. Elle, par contre, ne va pas sans un qualificatif. D’abord dite « sociale », la terminologie a fait débat. Certains insistent alors pour la renommer. Faute de mieux, il serait préférable de la requalifier en « physique », selon eux.

« Parler d’éloignement physique et pas de distanciation « sociale », ça change tout pour le moral ! », titrait un article de la rubrique Lifestyle de La Libre Belgique, dès la mi-mars 2020. C’est que les propos de certains scientifiques ont fait mouche, comme ceux du porte-parole interfédéral Covid-19 de l’époque, le docteur Emmanuel André : « les mesures ne visent pas à défaire le lien social, loin de là, ce sont des mesures temporaires d’éloignement physique, pas social »1Article publié sur www.lalibre.be, le 18 mars 2020..

Le même type de réflexion est partagé par les professeurs en psychologie sociale, Vincent Yzebyt (UCL) et Olivier Klein (ULB) : ils invitaient à cette même période, tout un chacun – responsable politique, journaliste, citoyen – à « prendre leurs distances avec cette appellation inappropriée » de distanciation sociale. « Car, enfin, s’il s’agit bien d’instaurer une distance ‘physique’ plus importante qu’à l’accoutumée, il faut bien de manière tout aussi importante renforcer la proximité sociale entre les gens. C’est en consolidant le lien social, en cultivant les élans de solidarité, en mettant à l’honneur la connivence au sein de la population, que l’on pourra faire face à ce virus »2Loin des yeux, proche du cœur. Le lien social au temps de coronavirus, paru sur theconversation.com, 19 mars 2v020.. A bon entendeur ! Car c’est bien là un enjeu majeur de la crise sanitaire que nous traversons et dont nous prenons conscience peu à peu. Il en va de la santé psychique de tout un chacun, de l’avenir de nos dynamiques collectives, également.

L’épuisement des ressources

Si le premier confinement nous a laissés majoritairement ébranlés, le second semble nous atteindre plus profondément encore. Est-ce la nuit qui tombe à 17h ? Les potagers en sommeil ou le froid qui crispe les corps et diminue le temps passé au grand air ? Est-ce l’approche des fêtes et les frustrations qu’elles risquent de susciter ? Est-ce la lassitude et les tensions de plus en plus palpables… ? Sans parler des difficultés financières dans lesquels un certain nombre de personnes se trouve, le confinement de cette fin d’année semble renforcer pour tous le défi de maintenir du lien social que le printemps avait entamé.

Il y a une forme d’épuisement dans la population, observe le Centre de prévention du suicide. « Pour faire face à la première vague du COVID-19, les citoyens ont mobilisé des ressources qu’ils n’ont pas encore eu le temps ou la possibilité de renouveler, déclare-t-il dans son deuxième bilan de crise, à la mi-novembre3https://www.preventionsuicide.be/fr/actualit%C3%A9.html. [Les citoyens] affrontent donc cette deuxième vague avec des ressources entamées, ce qui les fragilise et leur donne moins d’énergie pour affronter les défis de cette crise sanitaire qui perdure ». Incertitudes prolongées, sentiment d’impuissance, usure face aux efforts à consentir et qui peuvent apparaître vains, dégradation de situations financières… sont autant d’ingrédients qui participent de cet épuisement. Or, parmi nos ressources vitales et souvent oubliées, la collectivité joue un rôle très important. Ainsi le Centre de prévention du suicide insiste sur l’attention à porter à l’autre, aux signaux de détresse éventuels, à ceux qui sont isolés ou qui ne donnent pas de nouvelles. Ce rappel résonne avec les propos des professeurs en psychologie sociale, Vincent Yzebyt (UCL) et Olivier Klein (ULB) cités plus haut: « l’absence de relations physiques, la distance physique, ne peut s’éterniser mais qu’on ne s’y trompe pas : la proximité sociale est bien ce qui nous sauvera ».

Fragilités socio-économiques

La santé sociale fait partie des éléments étudiés par l’Institut scientifique de santé publique belge Sciensano. À côté des données statistiques relatives à l’évolution de l’épidémie (les contaminations, les hospitalisations…), l’enquête de santé COVID 19 s’intéresse entre autres à la santé sociale de la population. La 5e enquête est en cours, au moment d’écrire ces lignes. Elle sera certainement instructive, puisqu’elle prendra en considération la période de reconfinement. Mais déjà les résultats précédents4https://www.sciensano.be/sites/default/files/report4_covid-19his_fr.pdf – début octobre alors que nos bulles étaient plus larges – confirmaient une intuition : il y a des différences de ressenti entre les personnes selon leur situation socio-économique. Ainsi « les personnes bénéficiant de revenus d’invalidité (55 %) ou les demandeurs d’emploi (45 %) sont plus susceptibles de déclarer un faible soutien social que les personnes ayant un emploi rémunéré ou les pensionnés (29 % chacun) ». De même « les personnes ayant tout au plus un diplôme de l’enseignement secondaire rapportent plus souvent un faible soutien social que celles ayant un diplôme de l’enseignement supérieur (respectivement 33 % contre 26%) ».

Nous sommes tous des « animaux sociaux » ; nous avons besoin – en particulier en situation d’incertitude – de « nous tourner vers les autres pour chercher des signaux de réconfort »5Comme l’exprimait le professeur Vincent Yzebyt, à la RTBF, le 16 octobre 2020. ; et nous traversons tous une période de grande incertitude. Mais, pour certains d’entre nous, elle prend des dimensions difficilement supportables. Et les quelques liens qui, jusqu’ici, permettaient de tenir en équilibre sur un fil, s’effritent.

Veiller à maintenir un lien

Au 1718 – numéro vert mis en place en Wallonie pour rencontrer les urgences sociales du fait de la crise sanitaire – les appels ne faiblissent pas. Certains coups de fil font état d’un isolement terrible, et l’appel apparaît comme l’occasion de tenir un maigre lien, le dernier restant.

Comme pour cette dame emmêlée dans une procédure judiciaire qui dure depuis des années, une situation qui l’a isolée et appauvrie, dont le suivi était déjà très complexe, avant la crise sanitaire, et pour qui, aujourd’hui, on ne trouve pas l’aide dont elle a besoin, pas de service pour être à ses côtés littéralement, COVID oblige.

Comme aussi ce monsieur, âgé, porteur d’un handicap et avec peu de moyens. Son parcours l’a amené à un grand isolement. Il a besoin d’aide mais il faut du temps pour construire la confiance avec lui. Là aussi la crise sanitaire complique la recherche de soutien. Nombre de services d’aide sont limités en cette période.

Sources : témoignage du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté mobilisé en appui du 1718.

Dans les interstices de nos vies, les liens se nouent

Assurément, les interactions par téléphone, par courrier ou par écrans interposés6Lire aussi Le paradoxe du digital, analyse n°13, 2020 – sur www.vivre-ensemble.be sont toujours mobilisables. Les alternatives aux échanges « en présentiel » fleurissent de toute part. Mais elles semblent ne pas suffire. Que nous manque-t-il ?

La philosophe française et professeur en lycée, Claire Marin, apporte, à notre avis, des éléments de réponse très parlants : « Ce virus nous rappelle que nous vivons en interaction, que la présence de l’autre est essentielle à notre équilibre et que nos vies se jouent aussi dans tous les interstices de nos existences personnelles et professionnelles. Celles-ci ne se construisent pas uniquement dans un cadre (la famille, l’entreprise, l’école…) ; mais dans ces ‘espaces autres’, comme les appellent Michel Foucault. Dans les ‘marges’ qu’elles soient ludiques, agréables, informelles : l’après-réunion, la pause cigarette, le dîner du soir, l’après spectacle… On a besoin de (…) ne pas être uniquement dans le productif, efficace. On a besoin de toutes ces formes de réassurance, d’expression des liens d’amitié : le small talk le matin avec les parents d’élèves, les petits échanges avec le voisin d’à côté… C’est de l’huile dans les rouages de nos vies sociales. (…) Il manque tout ce qui se véhicule dans l’implicite, qui passe par le visage et la gestuelle du corps. On voit quand quelqu’un va mal grâce à sa posture, à sa manière de répondre, de se tenir… Désormais c’est notre rapport intuitif à l’autre qui disparaît. »7Claire Marin, On mesure à quel point la présence de l’autre est essentielle, dans Imagine. Demain le monde, n°141, nov-déc. 2020.

L’absence d’entre deux

Les interstices, qu’évoque la philosophe, nous les entendons comme ces entre-deux : un laps de temps ou un terrain vague, un angle mort ou une marge, un imprévu. Le dictionnaire les décrit comme de « petits espaces vides entre les parties d’un tout ». Les interstices n’ont pas d’affectation précise, ils échappent à toute planification. On les apprécie volontiers pour souffler, pour créer, pour nous relier. Et de l’avis de Claire Marin, ils nous manquent cruellement en temps de confinement. Explorons son constat.

Qu’en est-il de nos espaces temps entre deux activités ? Il est vrai que les moments de latence en présence d’autres et propices à la papote se font rares. On ne traine pas. Les échanges informels d’une salle d’attente n’ont plus lieu d’être dans nos files d’attente avec distanciation. Les bancs publics sont moins volontiers occupés, ou en solo. La cafétéria, le bar du quartier ne nous voient plus venir nous poser un instant. Quant aux commerces voisins, c’est en passage rapide et efficace que nous les abordons. Nos sorties se faisant moins fréquentes, les rencontres inopinées au coin de la rue perdent en intensité. Et une certaine « méfiance générale » règne, dans l’espace public. On s’évite. D’autant que, comme l’explique le philosophe Marcel Gauchet, « le souci de se protéger tourne vite à la paranoïa de l’évitement. »8Regards croisés, le 12 avril 2020, sur France Culture. A lire sur : https://www.franceculture.fr/politique/le-lien-qui-nous-unit-a-lepreuve-du-covid-19

En mode distant

Les rencontres – considérées comme moins directement essentielles – sont elles aussi en suspens, réorganisées en mode distant. Et les personnes les plus précarisées et les plus fragilisées de notre société en paient un très lourd tribut. Comme le constatent ces chercheuses de la Fédération des services sociaux qui placent le lien social au cœur de la crise9Lotte Damhuis, Charlotte Maisin et Alexia Serré, La crise n’est pas que sanitaire, dans La revue nouvelle, n°3, 2020. Voir https://www.revuenouvelle.be/La-crise-n-est-pas-que-sanitaire. Elles expliquent notamment que « les mesures de confinement induisent une rupture (au minimum temporaire) du lien physique avec le service social et les personnes qui le fréquentent. L’enjeu est donc, pour les services, de garder le contact avec l’ensemble de leurs publics. On sait que, dans certains cas, le lieu physique du centre social constitue l’un des rares liens de socialisation pour les personnes les plus isolées ».

Les associations de lutte contre la pauvreté conscientes elles aussi de l’importance d’éviter l’isolement et d’assurer le lien avec les personnes avec lesquelles elles agissent, construisent de nouveaux interstices. En se déplaçant vers les familles, en développant des stratégies de contacts nouvelles, en envoyant des cartes postales personnalisées par exemple10Action du Centre de Recherche et de Rencontre à Liège, elles tentent de maintenir les liens au mieux. Il leur faut s’adapter aux contraintes, réinventer des modes de « socialisation à distance ».

Conclusions

« La socialisation à distance », plus que la distanciation sociale, voilà ce à quoi nous devrions tous veiller. « Conserver, soigner les liens mais à distance », indique le professeur en psychologie sociale, Benoît Dardenne11https://www.uliege.be/cms/c_11744916/fr/-le-lien-social-l-un-des-meilleurs-predicteurs-de-sante. Et comme il le précise, ce n’est pas dans le nombre mais bien dans la qualité du lien que se trouve notre besoin fondamental à tous12Benoît Dardenne évoque aussi le besoin de s’isoler. « Le bon équilibre pour un être humain, c’est d’avoir suffisamment de liens mais aussi la possibilité de se retrouver avec lui-même ». Extrait de Tisser du lien, c’est bon pour la santé, dans journal En Marche, 3 décembre 2020..

Certains font remarquer, par ailleurs, que la crise sanitaire et les mesures de protection qui en découlent peuvent aussi être génératrices de liens. Ainsi Jérôme Fourquet, politologue français, souligne qu’en ces temps bouleversés, « le sentiment d’appartenir à un collectif est une réalité ». Elle s’illustre, selon lui, de différentes manières : « par la peur partagée par tous, par une responsabilité vis-à-vis de ses proches, mais également du quidam que l’on rencontre dans la rue ». Ce constat relativement positif viendrait renforcer l’idée qu’en toute crise se trouve l’émergence d’opportunités. Nous préférerons dire que toute crise recèle des occasions de questionnements13Propos inspirés d’une réflexion menée dans un tout autre contexte – l’Eglise en confinement – intervention de Jean-Pol Gallez aux assises de la CCBF, le 5 décembre 2020, dans laquelle il citait notamment une religieuse : « Toute crise n’est pas salutaire. Elle pose une question. Tout dépend de la manière dont on va y répondre » (2019).. Nos liens sociaux et nos manières de les vivre – aujourd’hui mais aussi hier – en font partie.

Catherine Daloze
Chargée d’études Action Vivre Ensemble

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    Article publié sur www.lalibre.be, le 18 mars 2020.
  • 2
    Loin des yeux, proche du cœur. Le lien social au temps de coronavirus, paru sur theconversation.com, 19 mars 2v020.
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  • 4
  • 5
    Comme l’exprimait le professeur Vincent Yzebyt, à la RTBF, le 16 octobre 2020.
  • 6
    Lire aussi Le paradoxe du digital, analyse n°13, 2020 – sur www.vivre-ensemble.be
  • 7
    Claire Marin, On mesure à quel point la présence de l’autre est essentielle, dans Imagine. Demain le monde, n°141, nov-déc. 2020.
  • 8
    Regards croisés, le 12 avril 2020, sur France Culture. A lire sur : https://www.franceculture.fr/politique/le-lien-qui-nous-unit-a-lepreuve-du-covid-19
  • 9
    Lotte Damhuis, Charlotte Maisin et Alexia Serré, La crise n’est pas que sanitaire, dans La revue nouvelle, n°3, 2020. Voir https://www.revuenouvelle.be/La-crise-n-est-pas-que-sanitaire
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    Action du Centre de Recherche et de Rencontre à Liège
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  • 12
    Benoît Dardenne évoque aussi le besoin de s’isoler. « Le bon équilibre pour un être humain, c’est d’avoir suffisamment de liens mais aussi la possibilité de se retrouver avec lui-même ». Extrait de Tisser du lien, c’est bon pour la santé, dans journal En Marche, 3 décembre 2020.
  • 13
    Propos inspirés d’une réflexion menée dans un tout autre contexte – l’Eglise en confinement – intervention de Jean-Pol Gallez aux assises de la CCBF, le 5 décembre 2020, dans laquelle il citait notamment une religieuse : « Toute crise n’est pas salutaire. Elle pose une question. Tout dépend de la manière dont on va y répondre » (2019).