Une foule de gens manifestant, certains portent des parapluies, d’autres des affiches.
Photo : :Joseph Chan (unsplash licence)
Analyse

Vers la convergence des luttes

Lutte contre la pauvreté et intersectionnalité (II)
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Diviser pour mieux régner, dit une célèbre maxime. Face à cette logique, le concept d’intersectionnalité propose de tracer des traits d’union entre les différentes luttes en faveur des droits humains. Certains s’y réfèrent, d’autres le pratiquent sans vraiment le nommer, d’autres encore n’en voient pas la pertinence. Explorons les usages et les potentialités de cette approche en termes d’action et d’alliances.

« Mon but a toujours été de trouver des ponts entre les idées et d’abattre des murs.
Et les murs renversés deviennent des ponts.
 »
Angela Davis
Militante des droits humains 

Pour en savoir plus sur le concept d’intersectionnalité, en découvrir les origines ainsi que les polémiques qui l’entourent, une autre analyse intitulée : « Des lunettes pour mieux percevoir la diversité » peut utilement venir en complément de votre lecture. Elle s’attarde sur la notion et la grille de lecture des mécanismes d’exclusion sous-jacente1Action Vivre Ensemble, Des lunettes pour mieux percevoir la diversité, 2020. Voir https://vivre-ensemble.be/-analyses-.

Voir https://vivre-ensemble.be/-analyses-

L’intersectionnalité est une approche qui permet d’envisager la réalité sociale vécue par des personnes se trouvant à l’intersection de différents systèmes d’oppression (inégalités économiques, sexisme, racisme, homophobie, etc.).

Or, dans le paysage des luttes sociales, une tendance à la segmentation est constatée. Celle-ci s’explique tantôt par des divergences idéologiques (notamment quant à la priorisation des défis à relever), tantôt par la recherche de moyens financiers, qui pousse à la spécialisation mais entraîne le risque d’une compartimentation. In fine, ces divisions sont susceptibles d’affaiblir l’ensemble des acteurs concernés.

En revanche, comme l’explique Bénédicte Janssen pour le CEPAG2Centre d’éducation populaire André Genot, mouvement d’éducation populaire., « le concept d’intersectionnalité nous fait comprendre – et c’est là sa révolution – que les luttes pour la justice sociale ne peuvent se mener séparément : il naît d’ailleurs de la critique de cette « séparation des luttes ».3JANSSEN B., « Intersectionnalité : de la théorie à la pratique », CEPAG, novembre 2017. »

Un souci de cohérence

Prendre en compte les recoupements entre les différents enjeux n’est pas seulement une option stratégique, c’est aussi une nécessité pour éviter la reproduction des mécanismes de domination dénoncés sur le terrain de la justice sociale. En effet, ne pas tenir compte des spécificités vécues par des individus ou par des groupes minoritaires peut accentuer leur marginalisation, y compris au sein de mouvements qui se veulent à leur service.

Ainsi, la juriste américaine Kimberlé Crenshaw, qui la première formula le concept d’intersectionnalité, relevait-elle des comportements sexistes au sein du mouvement antiraciste, ainsi que des attitudes racistes au sein des mouvements féministes traditionnels. Par conséquent, les difficultés vécues par les femmes noires s’en trouvaient sous-estimées, voire négligées, de part et d’autre.

Les « lunettes intersectionnelles » facilitent l’autocritique, nécessaire remise en question afin d’éviter de pratiquer soi-même des exclusions, parfois de manière involontaire. Ainsi que l’explique Roger Herla pour le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, dans l’accompagnement social notamment, il convient de se poser les questions suivantes : « ne pensons-nous pas par exemple détenir la définition de ce qu’est l’émancipation ? Ne sommes-nous pas souvent plus proches de la norme dominante sur tel ou tel axe (classe sociale, sexe, origine ethnique…) que les personnes que nous accompagnons, et à ce titre justement, ne risquons-nous pas […] de les figer malgré nous dans des catégories, de leur coller ou d’entretenir des étiquettes ?4HERLA R.,« Violence conjugale et intersectionnalité », www.cvfe.be, décembre 2010, consulté le 03.07.2020. »

C’est donc à une saine remise en question que l’intersectionnalité invite les acteurs des mouvements et associations de lutte pour le respect des droits humains. Il faut, pour cela, distinguer les contradictions et prendre à bras le corps certaines incohérences, afin « de trouver des ponts entre les idées et d’abattre des murs », comme en témoigne Angela Davis, pionnière de l’intersectionnalité.5GENONE P. et POULIQUEN K., « Angela Davis : « J’étais devenue un symbole à détruire » », www.lexpress.fr, 02.04.2013.

Prendre en compte les multiples intersections entre les mécanismes d’oppression présente l’avantage d’éviter les visions manichéennes ou simplistes. Ce n’est, de ce fait, pas chose aisée. Comme l’expliquent Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz , « l’approche intersectionnelle offre plutôt une complexification de l’analyse des régimes d’oppression et donne, sur le plan pratique, la possibilité de construire, avec un souci d’égalité et de réciprocité, des causes communes.6LÉPINARD E. et MAZOUZ S., « Cartographie du surplomb. Ce que les résistances au concept d’intersectionnalité nous disent sur les sciences sociales en France », Mouvements, 12.02.2019. »

Un outil déjà utilisé

En Belgique, nombre d’acteurs ont déjà intégré dans leurs pratiques le concept d’intersectionnalité. C’est le cas, sans être exhaustifs, de BePax, qui a publié plusieurs documents faisant la part belle à l’approche intersectionnelle, du Monde selon les femmes, ou encore de Vie féminine.

Cette dernière organisation, par exemple, se définit comme « un mouvement féministe interculturel et social. » Sa méthode de travail consiste, notamment, à « développer une grille de lecture féministe intersectionnelle, qui prend en compte la lutte contre le patriarcat, le racisme et le capitalisme », tout en ancrant cette grille de lecture « dans une expertise de terrain ». C’est en partie cette dynamique qui l’amène à prendre position dans des débats ne portant pas spécifiquement sur des enjeux féministes, par exemple la régularisation des sans-papiers.

Relayons encore cet entretien avec Noura Amer, présidente de l’association AWSA-BE7Reconnue en éducation permanente, AWSA-Be se définit comme « une association laïque et mixte qui milite pour la promotion des droits des femmes originaires du monde arabe, dans leurs pays d’origine ou d’accueil. L’association cherche à briser les clichés sur les femmes, et à créer, à travers elles, des ponts entre les cultures pour soutenir la paix, l’égalité et la justice. », proposé par le groupe de réflexion et d’action européen Pour la solidarité. Elle y explique la nécessité de l’approche intersectionnelle « comme grille de lecture dans l’action sociale. » En effet, « pour que l’intervention soit juste et efficace, il faut comprendre le contexte dans lequel on intervient. » Elle y voit un instrument permettant d’éviter les solutions clés sur porte : « Croire qu’une seule solution type correspond à toutes est tout simplement une illusion, même une erreur. Nous pouvons résoudre un problème et en créer d’autres si nous ne prenons pas en compte les différentes difficultés que la femme vit. » Enfin, elle souligne l’importance du travail en réseau.8AYTAÇOĞLU Ö., Intersectionnalité des discriminations en Europe, Pour la solidarité, juin 2018.

Ces différentes observations peuvent également s’intégrer dans le cadre syndical. Ainsi Bénédicte Janssen du CEPAG (mouvement proche de la FGTB wallonne) nous explique-t-elle que « l’organisation syndicale, si elle veut être inclusive, aurait tout à gagner à intégrer le concept d’intersectionnalité. » À celles et ceux qui redouteraient, en conséquence, une division du mouvement en « sous-groupes » selon les enjeux discutés (classe, genre, etc.), et donc son affaiblissement, elle répond que « l’intersectionnalité permet justement de comprendre qu’un mouvement n’a pas besoin d’être homogène pour être soudé ».9JANSSEN B., op. cit.

Une invitation à « poser l’autre question »

Concrètement, pratiquer l’intersectionnalité pourrait démarrer par « se poser l’autre question », comme le décrit Kathy Davis, chercheuse décortiquant le concept dans les Cahiers du Cedref (Centre pour les études féministes)10https://journals.openedition.org/cedref/827#ftn7. Elle cite les interrogations d’une féministe soucieuse d’intersectionnalité : « Quand je vois quelque chose qui a l’air raciste, je demande : ‘où est le patriarcat là-dedans ?’ Quand je vois quelque chose qui a l’air sexiste, je demande ‘Où est l’hétérosexisme là-dedans ?’ Quand je vois quelque chose qui a l’air homophobe, je demande : ‘Où sont les intérêts de classe là-dedans ?’ ».

« Se poser l’autre question » n’est qu’un début. « Le rude travail » reste à faire, poursuit la chercheuse : « donner sens aux liens entre catégories de différences » et « les interpréter (…) ».

Des liens et des nœuds

Si beaucoup d’acteurs semblent donc convaincus de l’utilité d’une approche intersectionnelle, d’autres n’en perçoivent pas la pertinence. Quoi qu’il en soit, admettons qu’il n’est pas simple de concilier les différentes préoccupations, qu’elles soient axées sur la redistribution des richesses, sur la reconnaissance socioculturelle ou sur la protection de l’environnement, entre autres.11Intervention de Johanne Clotuche, membre du collectif éditorial de la revue Politique, lors de l’assemblée associative organisée par Vivre Ensemble en province du Hainaut, 25.11.2016.

C’est là, cependant, que l’intersectionnalité prend tout son sens : elle est « non seulement un concept critique qui permet de voir l’imbrication des injustices, dans l’histoire et aujourd’hui ; mais aussi un projet d’union des luttes pour la justice.12LAUGIER S., « Kimberlé Crenshaw, la juriste qui a inventé « l’intersectionnalité » », bibliobs.nouvelobs.com, 09.01.2019. »

Ainsi est-il crucial de comprendre, par exemple, que la question environnementale est également une question sociale13Action Vivre Ensemble, « Fin du monde, fin du mois. Des interpellations qui convergent », 2019. ; qu’il ne peut y avoir de lutte contre la pauvreté sans considérations de genre, les femmes étant davantage affectées que les hommes par nombre d’indices de précarité ; ou encore que racisme et inégalités sociales sont étroitement liés…

En décloisonnant ces différents axes, on en perçoit mieux les entrelacements… et aussi les nœuds. Cette approche met forcément en avant certaines contradictions14Plus d’infos à ce sujet : « Des lunettes pour mieux percevoir la diversité », analyse 11/2020 publiée par Action Vivre Ensemble.. Ceci ne doit pas empêcher le dialogue et la création d’alliances. Il apparaît alors, également, que les carrefours sont peut-être plus nombreux qu’on ne le pense a priori.

Conclusion

Le capitalisme, le sexisme et le racisme, de même que l’homophobie, l’handiphobie ou encore l’âgisme, fonctionnent selon des schémas similaires ; ces phénomènes ont en commun une rhétorique visant à justifier des systèmes de domination et d’exclusion. Ils peuvent également se combiner ; des personnes, à l’intersection de ces différentes problématiques, se trouvent alors confrontées à des oppressions multiples, rarement prises en compte par les acteurs spécialisés dans telle ou telle matière.

Partant de ces constats, l’intersectionnalité propose une grille d’analyse utile, pour comprendre les défis qui se posent dans nos sociétés, mais aussi un appel au rassemblement, à la convergence. Celle-ci s’avère d’autant plus nécessaire que d’autres enjeux majeurs s’ajoutent à ces luttes – songeons, entre autres, aux questions environnementales.

Refusant la tentation de hiérarchiser les mécanismes d’oppression qu’il convient d’enrayer, nous en appelons donc à une observation minutieuse de ce qui est tantôt particulier, tantôt commun parmi les défenseurs des droits humains, quel que soit leur champ d’action privilégié, pour à la fois englober les spécificités des uns et des autres, et converger vers un mieux vivre-ensemble.

Renato Pinto
Coordinateur régional Action Vivre Ensemble Hainaut

  • 1
    Action Vivre Ensemble, Des lunettes pour mieux percevoir la diversité, 2020. Voir https://vivre-ensemble.be/-analyses-
  • 2
    Centre d’éducation populaire André Genot, mouvement d’éducation populaire.
  • 3
    JANSSEN B., « Intersectionnalité : de la théorie à la pratique », CEPAG, novembre 2017.
  • 4
    HERLA R.,« Violence conjugale et intersectionnalité », www.cvfe.be, décembre 2010, consulté le 03.07.2020.
  • 5
    GENONE P. et POULIQUEN K., « Angela Davis : « J’étais devenue un symbole à détruire » », www.lexpress.fr, 02.04.2013.
  • 6
    LÉPINARD E. et MAZOUZ S., « Cartographie du surplomb. Ce que les résistances au concept d’intersectionnalité nous disent sur les sciences sociales en France », Mouvements, 12.02.2019.
  • 7
    Reconnue en éducation permanente, AWSA-Be se définit comme « une association laïque et mixte qui milite pour la promotion des droits des femmes originaires du monde arabe, dans leurs pays d’origine ou d’accueil. L’association cherche à briser les clichés sur les femmes, et à créer, à travers elles, des ponts entre les cultures pour soutenir la paix, l’égalité et la justice. »
  • 8
    AYTAÇOĞLU Ö., Intersectionnalité des discriminations en Europe, Pour la solidarité, juin 2018.
  • 9
    JANSSEN B., op. cit.
  • 10
  • 11
    Intervention de Johanne Clotuche, membre du collectif éditorial de la revue Politique, lors de l’assemblée associative organisée par Vivre Ensemble en province du Hainaut, 25.11.2016.
  • 12
    LAUGIER S., « Kimberlé Crenshaw, la juriste qui a inventé « l’intersectionnalité » », bibliobs.nouvelobs.com, 09.01.2019.
  • 13
    Action Vivre Ensemble, « Fin du monde, fin du mois. Des interpellations qui convergent », 2019.
  • 14
    Plus d’infos à ce sujet : « Des lunettes pour mieux percevoir la diversité », analyse 11/2020 publiée par Action Vivre Ensemble.
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