Sur le mur d’une salle, un cadre avec le dessin de nombreuses personnes d’origines différentes, titré « bienvenue à tous… »
© F. Pauwels
Analyse

Europe forteresse : continuer de se mobiliser

Migrants
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Depuis plus de vingt ans, la politique migratoire européenne ressemble à une fuite en avant sécuritaire. Renforcée par l’hostilité ambiante, cette obstination coûte cher en vies humaines. Décryptage et propositions, pour ne pas sombrer dans l’indifférence.

Alors que, de nos jours, la Méditerranée se transforme en tombeau et que l’Europe dresse des murs physiques et idéologiques contre les migrants de tous horizons, l’histoire du passeport nous rappelle que les frontières de papier restent une grande illusion, avant tout sécuritaire et politique.1ERDE T., Faire l’histoire. Le passeport, la frontière de papier, 2020. https://www.arte.tv/fr/videos/094484-013-A/fairel-histoire/

Au début des années 2000, on déplorait déjà des naufrages de personnes migrantes au sud de l’Europe. On utilisait déjà l’expression « Europe forteresse », comme une image, pour qualifier la politique migratoire de l’Union européenne. À présent, l’image se matérialise toujours plus, sous forme de murs, de grillages, de patrouilles. Et le cruel carnage continue.

Situation cauchemardesque

Les images de la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, en novembre 2021, sont épouvantables, cauchemardesques. Des hommes, des femmes et des enfants, bloqués comme du bétail derrière des fils barbelés.

Cauchemardesques. Tout comme la course-poursuite et le tir d’un policier qui ont coûté la vie à Mawda, sur les autoroutes belges en 2018. Tout comme cette photo que personne n’a oubliée, d’un enfant gisant sur une plage turque, rejeté par les flots, en septembre 2015.2https://www.lalibre.be/debats/edito/2015/09/03/edito-detourner-le-regard-de-cette-photo-cest-se-detourner-dudrame-AG6C2DAEZZHAVPTMTGLTHU74BI/ Tout comme les témoignages des naufragés et des secouristes au large de l’île de Lampedusa, depuis des années.3ENIA D., La Loi de la mer, Albin Michel, 2018. Tout comme l’expulsion meurtrière de Semira Adamou en 1998.

Des gens meurent pour venir en Europe. Des gens meurent aussi pour la quitter ! C’est le cas des personnes qui s’enlisent dans la mer du Nord en essayant de gagner la GrandeBretagne. Encore 27 morts, le 24 novembre dernier ! La réaction des autorités reste toujours la même : surveillance accrue, contrôles plus stricts. La parole des associations et des chercheurs est pourtant unanime : plus on érige de barrières, plus les routes migratoires deviennent dangereuses – ce qui favorise de facto le business des passeurs que l’on prétend combattre.

Ce qui rend possible un tel carnage est, entre autres, une forme de déshumanisation des migrants et des migrantes. On aura tout lu, tout entendu, ces dernières années : du tweet de Theo Francken (alors au gouvernement) parlant de « nettoyage », à la prétendue « invasion » décrite par certains journaux, en passant par un édito du Sun traitant les personnes migrantes de « cafards »4https://www.lalibre.be/international/2015/04/24/vive-reaction-a-lonu-apres-un-editorial-du-sun-traitant-lesmigrants-de-cafards-VEX3TZO4VZGUPDAHYGF5TGQOEU/, ou encore la logorrhée de propos haineux de Zemmour et ses échos sur les réseaux sociaux. L’extrême droite n’a même plus l’apanage des saillies visant à hiérarchiser les êtres humains en fonction de leurs appartenances.5BOUCKAERT C. et DEMEULEMEESTER S., « En 20 ans, les partis au pouvoir ont repris de nombreux points du Vlaams Belang », 13.02.2015. https://www.levif.be/actualite/belgique/en-20-ans-les-partis-au-pouvoir-ont-repris-denombreux-points-du-vlaams-belang/article-normal-366389.html?cookie_check=1637742291

Ces invectives sont monnaie courante et contribuent à faire percoler les idées les plus nauséabondes dans l’opinion publique.6Action Vivre ensemble, Quand les propos extrêmes se banalisent. La fenêtre d’Overton, 2019.

Et que dire des politiques assumées par les élus de tout bord : refoulements en mer, arrestations abusives, centres fermés7Les scandales se sont multipliés au cours du dernier trimestre de 2021, suite au traitement infligé à plusieurs personnes à leur arrivée sur le territoire belge : cet étudiant envoyé en centre fermé malgré son inscription dans une université, ce chercheur bloqué à Zaventem bien qu’il fût en possession d’un visa Schengen en bonne et due forme, cette dame bloquée au Népal à cause de la crise sanitaire et arrêtée à l’aéroport à son retour… Lire, par exemple : https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_a-62-ans-l-epouse-nepalaise-d-un-ressortissant-belge-est-arretee-a-laeroport-et-emmenee-dans-un-centre-ferme?id=10884374., création de hot spots, accords passés avec des dirigeants autoritaristes… ?

Les droits des migrants et au-delà

En Belgique, nous comptons heureusement sur une société civile vivace, qui ne manque pas de se mobiliser pour défendre les droits des migrants (et ceux de toutes les personnes marginalisées).

Défendre les droits des migrants et des migrantes, c’est bien sûr une question éthique. Cette idée peut paraitre incantatoire mais, à nos yeux, il faut s’opposer sans détour aux politiques qui traitent des êtres humains comme du rebus sous prétexte qu’ils ne sont pas nés du bon côté d’une frontière, qu’ils ne disposent pas des bons papiers ou qu’ils ne portent pas un prénom « conventionnel »8https://www.courrierinternational.com/article/vu-du-royaume-uni-face-aux-propos-de-zemmour-sur-les-prenomsfrancais-une-seule-reponse.

Défendre les droits des migrants et des migrantes, c’est aussi une manière de lutter concrètement contre la précarité : en Belgique, le risque de pauvreté est trois fois plus élevé pour les personnes de nationalité étrangère que pour les Belges.9https://www.luttepauvrete.be/wp-content/uploads/sites/2/2021/07/210720_nombrepauvres.pdf Racisme, discriminations et inégalités sont liés.

C’est également une manière de considérer le monde dans sa globalité et dans sa complexité : les défis d’aujourd’hui s’entremêlent et les migrations sont souvent des stratégies pour y faire face – ainsi en est-il, par exemple, des déplacements de populations en réponse aux catastrophes naturelles et aux changements climatiques.

Enfin, c’est s’opposer à la concurrence des toutes et de tous. Justifier les atteintes aux droits des personnes migrantes, c’est la porte ouverte à toutes les formes de discriminations (envers les femmes, les chômeurs, les SDF, les personnes âgées…). Aucune de ces formes d’exclusion n’est tolérable et dresser les uns et les unes contre les autres en les mettant en concurrence est une dangereuse manipulation de l’opinion publique. Comme l’explique l’anthropologue Jacinthe Mazzocchetti, « les choix sécuritaires ont en outre des coûts exorbitants pour les citoyens en termes monétaires, mais aussi en termes de valeurs : lorsque l’on est amené à choisir « un pauvre » plutôt qu’un autre, une cause plutôt qu’une autre à défaut d’avoir des politiques qui assument leur interrelation et s’attaquent à l’ensemble d’entre elles, plutôt qu’aux symptômes tout en divisant les populations.10MAZZOCCHETTI J., « Images et discours sur les migrants : comment les appréhender pour quel vivre ensemble ? », L’Essor, n°78, pp. 15-18. https://www.interfede.be/wp-content/uploads/2018/08/essor_78_www_les-migrationstoute-une-histoire.pdf »

Écouter, se renseigner, se rencontrer, débattre, revendiquer

L’ampleur du défi semble démesurée au vu des tendances actuelles. L’hostilité envers les personnes migrantes s’exprime souvent au moyen de slogans, de raccourcis, vite énoncés et facilement reproductibles. Les démonter est possible mais requiert beaucoup de temps, de tact et d’empathie. Revenons ici sur quelques principes qui nous semblent importants pour travailler à l’amélioration de la situation.11Action Vivre Ensemble, L’éducation permanente : un outil contre le racisme ?, 2016.

1) Écouter. Être attentif aux inquiétudes, aux questions, aux incompréhensions… de tous les bords. Ce n’est pas facile et, pour le faire correctement, il est important de proposer un cadre où tout le monde se sente en confiance – un cadre collectif, car seul derrière l’écran de son PC ou de son Smartphone, on est beaucoup plus vulnérable.12JOUSSET A. et LAGNIER P., Propagande, les nouveaux manipulateurs, 2020. https://www.arte.tv/fr/videos/098157-000-A/propagande-les-nouveaux-manipulateurs/

2) Se renseigner. Bien que tout le monde ait son avis sur la question, les migrations restent méconnues. Elles sont sujettes aux fantasmes les plus farfelus comme aux préjugés les plus enracinés. Tous les travaux visant à proposer des informations sérieuses sont bons à prendre, qu’ils se déploient dans la sphère universitaire, dans les institutions, dans les médias ou dans le secteur associatif.

3) Se rencontrer. Rien ne vaut une rencontre pour passer au-delà des idées reçues. La rencontre permet de ne pas diaboliser l’inconnu ou l’inconnue (ni l’idéaliser d’ailleurs) ; simplement de les considérer comme des êtres humains dignes d’attention.

4) Débattre. Le débat est une base de la démocratie, depuis ses premiers balbutiements jusqu’à nos jours. L’exercice est difficile, mais oser défendre les droits des personnes migrantes dans le débat public est indispensable. Puisque les personnalités hostiles à l’immigration ne se privent pas de prendre la parole, il faut leur faire contrepoids en proposant d’autres idées, d’autres manières d’analyser la situation. Pour que ce débat soit constructif, cependant, quelques balises peuvent être utiles : inclure les premiers concernés, éviter les tabous et… assumer le désaccord si l’on se rend compte qu’on se heurte à un mur.

5) Revendiquer. Depuis longtemps, la promotion des droits des personnes migrantes adopte une posture défensive. Il est temps de gagner du terrain et, pour ce faire, de mettre sur la table des idées audacieuses. Par exemple, face aux barrières érigées aux quatre coins de l’Europe, la libre-circulation (ou, à tout le moins, l’ouverture de routes migratoires sûres et légales) peut paraitre utopique mais elle a le mérite de proposer d’autres horizons. L’extension de la double-nationalité, l’accès aux droits sociaux, la liberté d’installation13Ciré, Pourquoi nous sommes pour la liberté de circulation et d’installation, 2020., sont d’autres chantiers sur lesquels travailler.

Tout ceci peut aussi bien se décliner au sein du secteur associatif que dans la sphère privée et les institutions publiques. C’est d’ailleurs à ce troisième niveau – politique – que les décisions les plus significatives sont ou peuvent être prises. Cependant, alors que la droite semble parfaitement dans son rôle, il y a une sorte de « démission intellectuelle de la gauche », déplore le politologue François Gemenne. Ce spécialiste regrette que l’on considère toujours les migrations « comme une anomalie qui n’existerait pas dans un monde idéal. » Et d’appeler à « reconnaitre à la fois le caractère structurel des migrations et le fait qu’il s’agit d’un droit fondamental de la personne. »14CORNIL J. et DE LIAMCHINE S., « Entretien avec François Gemenne. Pour une politique migratoire de gauche », Agir par la culture, 21.03.2019. https://www.agirparlaculture.be/pour-une-politique-migratoire-de-gauche-entretien-avecfrancois-gemenne/

Des propos qui entrent en résonnance avec ceux de Jacinthe Mazzocchetti, lorsqu’elle explique que les migrations « ne sont que la poursuite et le décuplement des mouvements qui de tout temps et en tout lieu ont animé les humains dans leur volonté de survivre et de vivre mieux. »

La libre-circulation : « un outil pour penser le futur »

Jacinthe Mazzocchetti nous explique cet enjeu avec lucidité et pragmatisme : « Je n’ai pas la naïveté de proposer du jour au lendemain l’ouverture des frontières, mais bien de poser l’urgence de la penser en soulignant, avec réalisme, le fait que ces frontières sur le plan économique, géopolitique et écologique notamment sont déjà largement fissurées.15MAZZOCCHETTI J., op. cit. »

Ouvrir ce chantier implique des préalables, « car la liberté de circulation, prise isolément ou dans un cadre inadéquat, pourrait s’avérer un outil de précarisation », nous explique-t-on au Ciré (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers). Le premier de ces préalables étant d’enrayer les inégalités – qu’elles soient sociales, économiques, de genre ou liées au racisme : autant de dynamiques d’exclusion agissant comme des vases communicants. Dans une société inégalitaire, le nouvel arrivant, l’étranger, sera plus souvent perçu comme un concurrent. Comment, dès lors, envisager la libre circulation de manière sereine ?

Concrètement, pour le Ciré, « il est nécessaire que l’instauration de la liberté de circulation soit précédée d’avancées notables en matière de garantie d’accès égale et effective des nationaux, des Européens et des migrants aux droits économiques et sociaux et d’application plus efficace et uniforme du droit du travail. »

Évoquer la liberté de circulation « ouvre des horizons pour permettre à chacun de sortir de l’enfermement dans lequel nous a précipités le système actuel. » Il s’agit d’un outil qui permet de « se projeter dans un monde où tout est à redéfinir pour que l’égalité soit effective. »16Ciré, De la liberté de circulation à l’égalité des droits, 2016.

Concluons en précisant que cette analyse n’embrasse pas l’ensemble des champs d’action possibles. Elle traduit à la fois un coup de gueule et une prise de position. Coup de gueule ému face à la violence de la politique migratoire (européenne en l’occurrence, mais le propos peut être étendu à bien des régions du monde) ; prise de position, enfin, aux côtés de celles et ceux, nombreux, qui promeuvent et vivent la solidarité.

Renato Pinto
Coordinateur Action Vivre Ensemble en Hainaut

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