Un tag sur un poteau de rue : WOKE
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Analyse

Critique de la pensée dite « woke » : une diversion réactionnaire

par Renato Pinto
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Depuis quelques années, le terme « woke » s’est imposé dans le paysage médiatique. Souvent utilisé de manière péjorative, ce mot fait-il progresser le débat public ou vise-t-il à détourner l’attention des luttes visant la transformation sociale ?

« Prudence devant les formules. Elles sont parfois comme le tonnerre :
elles frappent mais n’éclairent pas. »

Albert Camus

Le terme anglais « woke » désigne un individu « conscient et offensé des injustices et des discriminations subies par les minorités et [qui] se mobilise pour les combattre, parfois de manière intransigeante1https://dictionnaire.lerobert.com/ consulté le 03.05.2023. ».  « Woke » signifie « éveillé ». Les origines de ce mot varient selon les sources2Il semblerait que le terme « woke » circulait déjà dans le parler afro-américain au 19e siècle. Voir POLICAR A., cf. infra., mais il se serait répandu aux États-Unis dès les années 1950 dans les sphères militantes noires dénonçant le racisme et défendant l’égalité, avant de s’ancrer récemment dans le vocabulaire médiatique à la faveur du mouvement Black Lives Matter. Il recoupe aujourd’hui différentes causes telles que les luttes antiracistes, les combats pour l’égalité femmes-hommes ou encore les mobilisations contre le réchauffement climatique.3MAAD A., « Qu’est-ce que la pensée « woke » ? Quatre questions pour comprendre le terme et les débats qui l’entourent », lemonde.fr, 24.09.2021. Le dictionnaire précise que ce mot est surtout utilisé de manière péjorative, par dénigrement. Et en effet, personne ne se revendique clairement d’un quelconque mouvement « woke », qui n’existe d’ailleurs pas en tant que tel. Le terme est surtout employé par des détracteurs pour « décrédibiliser les universitaires et activistes qui étudient et militent contre les discriminations4JANNIC-CHERBONNEL F., « L’article à lire pour comprendre ce que signifie le mot « woke », qui s’installe dans le débat public », francetvinfo.fr, 20.10.2021. ».

Haro sur le « wokisme » !

Une étude du Centre Jean Gol (CJG)5Centre d’études du Mouvement réformateur., intitulée « Le wokisme, ce totalitarisme dont on ne peut pas dire le nom », illustre cette charge caractérisée. Ainsi peut-on y lire que « derrière ce terme dont certains dénoncent le caractère fourre-tout6Le Monde qualifie en effet le terme « woke » d’« expression fourre-tout, utilisée pour dénigrer des idées progressistes ». Cf. MAAD A., op. cit. se cache en réalité une tendance lourde, au croisement de l’exacerbation des préoccupations de la gauche pour les minorités et de la volonté de déconstruire une vision du monde héritée des Lumières. En résulte […] une tendance permanente à l’auto-flagellation qui finit par menacer la liberté d’expression, l’humanisme et jusqu’à la raison elle-même. Car désormais, il n’est plus question de penser le monde, mais de ne choquer aucune sensibilité considérée comme opprimée. »

L’étude – portée par Nadia Geerts, collaboratrice au CJG, et supervisée par Axel Miller et Corentin de Salle, respectivement directeur et directeur scientifique du CJG – reconnait que peu de monde se revendique du « wokisme », mais lie néanmoins à ce courant de pensée « l’apparition d’un nouveau lexique : cancel culture, décolonialisme, appropriation culturelle, intersectionnalité, micro-agressions, privilège blanc, écriture inclusive, transidentité, etc.7Centre Jean Gol, Le wokisme, ce totalitarisme dont on ne peut pas dire le nom, 2023. »

Toujours d’après la même source, autour de ce courant difficile à « définir précisément » s’articulerait « une matrice idéologique qui infiltre peu à peu tous les secteurs, de la grammaire à la biologie, en passant par l’écologie, la sociologie, le droit ou l’économie. »

Universalisme versus intersectionnalité ?  

Pour Alexia Bertrand, secrétaire d’État au Budget et à la Protection des consommateurs, « le mouvement woke est une attaque contre l’universalisme8BERTRAND A., « Le mouvement woke : « Une attaque contre l’universalisme » », levif.be, 09.03.2023. ». Ce même universalisme qu’affirment défendre les chercheurs et chercheuses du Centre Jean Gol, qui inscrivent la lutte contre les discriminations « dans une perspective résolument universaliste, fondée sur le principe humaniste selon lequel un humain égale un humain. Or, la survalorisation de données constitutives de notre identité que nous n’avons pas choisies est aux antipodes de ce principe, puisqu’il consiste à nous assigner un rôle (oppresseur ou opprimé) indépendamment d’un quelconque acte que nous aurions posé. »  Le risque, selon eux ? Ni plus ni moins qu’« ébranler le socle de valeurs sur lequel nos sociétés se sont construites, depuis la Révolution française et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et permettre la réhabilitation de segmentations de la société sur base du sexe, de la couleur de peau ou d’un quelconque autre critère. » Et d’inviter, « contre le wokisme », à « privilégier une approche universaliste et émancipatrice, fondée sur la responsabilité individuelle, le pluralisme des idées et le rejet de tout enfermement dans des devoirs de fidélité.9Centre Jean Gol, op. cit. »

Responsabilité individuelle, donc ? Exit le changement structurel revendiqué par tant de mouvements sociaux ? Si une approche universaliste a le mérite de viser l’unité, elle manque d’efficacité dans l’atteinte d’objectifs communs si elle néglige certains constats posés à la racine. En effet, comment éliminer les discriminations subies par certaines parties de la population si ces discriminations – diverses et parfois cumulées – ne sont… pas prises en compte ? D’où la pertinence d’une grille d’analyse intersectionnelle. Comme nous l’avons déjà démontré, celle-ci « met en lumière comment, dans un contexte donné, une personne ou un groupe social peut être victime de discriminations multiples, mais aussi que la combinaison de ces différents types de discriminations crée une situation spécifique. En somme, l’intersectionnalité tient compte non seulement de l’addition des discriminations, mais aussi de leur imbrication.10Action Vivre Ensemble, Des lunettes pour mieux percevoir la diversité, 2021. »

Par ailleurs, brandir l’étendard de l’universalisme cache parfois des replis périlleux. Selon Christophe Bertossi, directeur de l’Institut pour la démocratie, « on a fini par confondre l’universel émancipateur (le projet démocratique moderne) et l’uniforme identitaire (une torsion abusive du principe de laïcité, pourtant libéral par définition). » Il est rejoint dans cette mise en garde par le sociologue et politologue Alain Policar, qui affirme qu’« un universalisme fidèle à ses promesses doit avant tout reconnaître que son nom a trop souvent servi à justifier l’oppression. Il lui faut donc tenir compte de la marginalisation systémique, liée au passé esclavagiste et colonial, de certaines populations.11POLICAR A., « De woke au wokisme : anatomie d’un anathème », Raison présente, 2022/1 (N° 221), p. 115-118, https://www.cairn.info/revue-raison-presente-2022-1-page-115.htm. » Ajoutons enfin que certains invoquent la crainte d’un morcèlement de la société et d’une conception communautariste de la citoyenneté, en vertu de laquelle l’appartenance à une communauté donnerait des droits aux individus12Voir : https://www.nonfiction.fr/article-11747-entretien-avec-nathalie-heinich-contre-le-wokisme.htm – Entretien avec Nathalie HEINICH sociologue française et auteure de « Le wokisme serait-il un totalitarisme ? », Albin Michel, 2023.. Concernant ceci, n’oublions pas que le discours sur le « wokisme » nous vient d’outre-Atlantique, que cette vision communautariste est typiquement américaine et qu’importer ce débat et ces craintes en Europe n’est pas fondé.

« Une création de toute pièce »

En réaction à l’étude du Centre Jean Gol susmentionnée, Martin Deleixhe, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, répond que « l’idéologie « woke » est une création de toute pièce. Les mouvements sociaux rassemblés abusivement sous cette étiquette font face à des problématiques sociales trop distinctes pour qu’on les réduise à une logique politique commune. S’il fallait vraiment leur trouver un plus petit dénominateur commun, on pourrait le chercher du côté de leur volonté convergente de souligner la persistance de discriminations sociales structurelles au sein de nos sociétés.13DELEIXHE M., « L’“étude” du MR sur le wokisme a tout d’un naufrage intellectuel », lalibre.be, 09.03.2023. »

Pour faire vivre leur discours sur le péril « woke » et nourrir les polémiques, les néo-conservateurs n’hésitent pas à instrumentaliser les propos et les actions de la petite frange des militants les plus dogmatiques donnant à penser qu’ils caractérisent les positions de la majorité des mouvements progressistes. Ce faisant, ils entretiennent une image caricaturale des mouvements sociaux.

Pour l’historienne Marie Peltier, « en général, ce terme est utilisé pour disqualifier les idées progressistes et les luttes sociales : les luttes antiracistes, les idées écologistes, le féminisme post #metoo…14COSTERMANS D., « Le grand méchant woke », L’appel, n° 452, décembre 2022, p. 5. » Une analyse partagée par Francis Dupuis-Déri. Selon ce chercheur et professeur politiste à l’université du Québec, à Montréal, le mot « woke » est « importé des États-Unis spécifiquement par des médias et des polémistes situés à droite, conservateurs et réactionnaires15Notons que des critiques envers le « wokisme » s’expriment aussi dans les rangs de la gauche. afin de mépriser et ridiculiser les mouvements féministes et antiracistes surtout, mais aussi les mouvements LGBTQIA+. » D’après lui, « ce n’est pas un concept descriptif ou analytique puisqu’on l’a importé sans jamais expliquer pourquoi soudainement il remplaçait « politiquement correct ».16LEGRAND M., « Résister à la panique morale « woke » », revue-democratie.be, 02.12.2022. »

Détourner l’attention

Pourquoi tant de prises de paroles, d’articles et de dossiers visant à dénoncer les prétendues dérives du « wokisme », alors que, de l’aveu même de celles et ceux qui l’utilisent tel un anathème, ce concept reste difficile à définir ? Cette offensive virulente participe en fait d’un débat idéologique, stimulant sur le plan intellectuel mais dangereux pour les droits humains. Alain Policar y voit « une stratégie d’éradication lexicale visant à éliminer du vocabulaire des sciences sociales des termes tels que racisme systémique, privilège blanc, racisation, intersectionnalité, décolonialisme, cancel culture, etc., termes supposés être dénués de toute rationalité. » Ce mépris ouvertement exprimé envers certaines luttes sociales contribue au recul d’idées pourtant nécessaires au vivre-ensemble en société. Ainsi, alors qu’elle était prioritaire au début des années 2000, la lutte contre les discriminations est « aujourd’hui passée par pertes et profits », déplore Christophe Bertossi. Un constat d’autant plus grave que « la lutte contre les discriminations est un thermomètre de la démocratie. Elle est l’indice de la solidité d’un ordre démocratique juste et inclusif. »17BERTOSSI C., « Les effets sur la société française de cette “chasse au woke” sont délétères », la-croix.com, 12.04.2023.

Ce mitraillage en règle contre le « wokisme » détourne donc l’attention de ce qui pose réellement problème, au point par exemple qu’« on s’indigne davantage de l’analyse antiraciste que du racisme lui-même18CORBIN A., « La culture « Woke » : ce mouvement militant qui inonde les réseaux sociaux », rtbf.be, 20.10.2021. »,comme le relève Mireille-Tsheusi Robert, présidente de l’association féministe et antiraciste Bamko-CRAN.

Panique morale

L’autrice et traductrice July Robert perçoit aussi, chez les utilisateurs et utilisatrices du terme « woke », la volonté de déclencher une panique morale, c’est-à-dire une « inquiétude collective détachée de la réalité de la menace en question. » Dans le débat qui nous préoccupe, cette tendance n’apporte pas d’éléments de compréhension : « Loin d’encourager la réflexion et de clarifier la pensée, elle sert à déclencher un sentiment de panique, de répulsion ou de colère à l’égard d’individus ou de groupes qu’on veut étiqueter comme déviants et dangereux. »19ROBERT J., « Le wokisme, la nouvelle panique morale à la mode », La Revue nouvelle, numéro 08, 2022. Cette posture est caractéristique des mouvements populistes, aujourd’hui amplifiée par les réseaux sociaux et les stratégies basées sur l’utilisation des algorithmes qui permettent de rassembler à leur insu, les fâchés, les frustrés et les craintifs de tous bords, diluant le débat politique et dynamitant les anciennes oppositions idéologiques (notamment gauche-droite). Ainsi, il est très compliqué de contrer ce type de discours, comme nous l’explique encore July Robert : « En pointer les erreurs logiques ou factuelles peut s’avérer contreproductif dans la mesure où l’attrait de l’affaire ne tient souvent pas dans ses tenants et aboutissants, mais plutôt dans la présentation caricaturale de ses éléments traités sur le ton de l’indignation dans un objectif de décrédibilisation. »

Par conséquent, pour éviter de s’embourber dans un débat hasardeux autour du concept flou de « wokisme », peut-être serait-il simplement préférable de remettre le focus sur les causes défendues par les personnes qu’il sert à pointer du doigt ? La justice sociale, l’antiracisme, l’égalité femmes/hommes, les droits des minorités, la protection de l’environnement… ce ne sont pas les enjeux qui manquent.

Conclusion

S’il désigne originellement l’engagement d’hommes et de femmes qui dénoncent les inégalités structurelles, le terme « woke » s’apparente aujourd’hui à une insulte utilisée presque exclusivement par leurs détracteurs. En conclusion, beaucoup de prudence s’impose donc, quand un mot est aussi connoté que celui-ci. C’est pourquoi nous l’avons symboliquement encadré de guillemets tout au long de cette analyse. Davantage que les déclarations fracassantes dénonçant ce « wokisme » si mal cerné, il parait important de recentrer l’attention du public sur les problématiques que sont les injustices et les discriminations, dans l’espoir de les faire disparaitre.

  • 1
    https://dictionnaire.lerobert.com/ consulté le 03.05.2023.
  • 2
    Il semblerait que le terme « woke » circulait déjà dans le parler afro-américain au 19e siècle. Voir POLICAR A., cf. infra.
  • 3
    MAAD A., « Qu’est-ce que la pensée « woke » ? Quatre questions pour comprendre le terme et les débats qui l’entourent », lemonde.fr, 24.09.2021.
  • 4
    JANNIC-CHERBONNEL F., « L’article à lire pour comprendre ce que signifie le mot « woke », qui s’installe dans le débat public », francetvinfo.fr, 20.10.2021.
  • 5
    Centre d’études du Mouvement réformateur.
  • 6
    Le Monde qualifie en effet le terme « woke » d’« expression fourre-tout, utilisée pour dénigrer des idées progressistes ». Cf. MAAD A., op. cit.
  • 7
    Centre Jean Gol, Le wokisme, ce totalitarisme dont on ne peut pas dire le nom, 2023.
  • 8
    BERTRAND A., « Le mouvement woke : « Une attaque contre l’universalisme » », levif.be, 09.03.2023.
  • 9
    Centre Jean Gol, op. cit.
  • 10
  • 11
    POLICAR A., « De woke au wokisme : anatomie d’un anathème », Raison présente, 2022/1 (N° 221), p. 115-118, https://www.cairn.info/revue-raison-presente-2022-1-page-115.htm.
  • 12
    Voir : https://www.nonfiction.fr/article-11747-entretien-avec-nathalie-heinich-contre-le-wokisme.htm – Entretien avec Nathalie HEINICH sociologue française et auteure de « Le wokisme serait-il un totalitarisme ? », Albin Michel, 2023.
  • 13
    DELEIXHE M., « L’“étude” du MR sur le wokisme a tout d’un naufrage intellectuel », lalibre.be, 09.03.2023.
  • 14
    COSTERMANS D., « Le grand méchant woke », L’appel, n° 452, décembre 2022, p. 5.
  • 15
    Notons que des critiques envers le « wokisme » s’expriment aussi dans les rangs de la gauche.
  • 16
    LEGRAND M., « Résister à la panique morale « woke » », revue-democratie.be, 02.12.2022.
  • 17
    BERTOSSI C., « Les effets sur la société française de cette “chasse au woke” sont délétères », la-croix.com, 12.04.2023.
  • 18
    CORBIN A., « La culture « Woke » : ce mouvement militant qui inonde les réseaux sociaux », rtbf.be, 20.10.2021.
  • 19
    ROBERT J., « Le wokisme, la nouvelle panique morale à la mode », La Revue nouvelle, numéro 08, 2022.
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