Dessin : un acrobate suspendu entre deux autobus qui vont prendre deux chemins différents, un vers "Paris agreement", l'autre vers "ECT"
Dessin extrait de la vidéo dessinée produite en 2022 à l’initiative d’une coalition d’ONG et de syndicats. Voir sur youtube
Analyse

Faut-il attendre que la Belgique se fasse attaquer pour quitter le TCE ?

par Renaud Vivien
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Alors que nous venons de vivre un nouvel été catastrophique sur le plan climatique, l’industrie fossile continue d’être protégée par des accords de commerce et d’investissement dont le plus dangereux est le Traité sur la charte de l’énergie (TCE). Fort heureusement, plusieurs États ont compris le danger et l’incohérence de rester dans ce traité. Dix pays européens (Italie, Allemagne, France, Luxembourg, Pologne, Pays-Bas, Slovénie, Danemark, Irlande et Portugal) l’ont déjà quitté ou ont annoncé officiellement leur sortie. L’Union européenne, qui fait encore partie de ce traité anachronique, pourrait aussi en sortir dans les prochains jours, comme le propose désormais la Commission, à condition qu’une majorité qualifiée d’États membres, dont la Belgique, vote en faveur de cette sortie.

Signé en 1994, soit peu de temps après la fin de la guerre froide, la raison d’être du TCE1https://www.energycharter.org/process/energy-charter-treaty-1994/energy-charter-treaty/ était de protéger les investissements des entreprises européennes dans les États de l’ex-bloc soviétique, en leur donnant la possibilité de contourner les juridictions nationales pour attaquer directement les États devant des arbitres privés, grâce à la clause d’arbitrage « ISDS2Investor to State Dispute Settlement. Cette clause d’arbitrage privé « ISDS » est inscrite à l’article 26 du TCE.» contenue dans ce traité. Cette clause peut être actionnée aussi bien en cas d’expropriations directes, c’est-à-dire des nationalisations arbitraires, ou d’expropriations “indirectes”, c’est-à-dire toute législation qui risquerait d’entraîner une réduction des profits escomptés par le secteur privé au moment d’investir. Elle permet ainsi aux entreprises d’obtenir des centaines de millions d’euros de dédommagement de la part des États3Pour comprendre le mécanisme de l’arbitrage et les raisons de cette justice d’exception voir : https://www.entraide.be/wp-content/uploads/sites/4/2019/07/analyse_alternatives_arbitrage.pdf.

Près de trente ans plus tard, la donne a radicalement changé. La lutte contre le réchauffement climatique est devenue une priorité des États – ou devrait l’être – et les pays européens sont ceux qui sont le plus attaqués sur la base du TCE4Les deux-tiers des litiges sont en effet provoqués par des entreprises européennes contre des États membres de l’Union européenne. https://www.energychartertreaty.org/cases/list-of-cases/. En cause : la suspension de certains projets pétroliers, la sortie du charbon ou du nucléaire, le non-renouvellement de concessions d’exploitation pétrolière, le refus de délivrer des permis environnementaux, la réglementation du prix de l’énergie5Pour en savoir plus sur ces différents litiges, voir : https://corporateeurope.org/sites/default/files/2021-02/Les%20Intox%20du%20traite%CC%81%20sur%20la%20charte%20de%20l%27energie.pdf, etc.

Le TCE rencontre un tel succès qu’il est aujourd’hui le traité qui génère le plus de plaintes en arbitrage, tous secteurs confondus6Voir la liste de ces affaires ici : https://www.energychartertreaty.org/cases/list-of-cases/, devenant ainsi l’outil préféré des multinationales et des fonds d’investissements pour attaquer les États et les dissuader de prendre des mesures d’intérêt commun. Au total, plus de 50 milliards d’euros ont déjà été payés par les contribuables aux multinationales et aux fonds d’investissement ayant utilisé le TCE.

UE : une sortie inéluctable

Faute de consensus interne, notre pays se refuse toujours à quitter le TCE, en dépit de sa dangerosité, du départ de dix pays européens (dont tous ses voisins) et de son incompatibilité avec le droit de l’Union européenne (UE). Rappelons que le TCE vient de faire l’objet d’une renégociation pour le rendre conforme à l’Accord de Paris sur le climat et au droit de l’UE. Or, cette renégociation s’est soldée en 2022 par un échec en raison de l’absence de soutien à la fois de plusieurs États parties, du Parlement européen et du Conseil de l’UE à la nouvelle version du traité7Lire notre analyse de la version modernisée du TCE sur ce lien : https://entraide.be/publication/analyse-202210/.

Devant cet échec, la Commission européenne n’a alors d’autre choix que de proposer aujourd’hui au Conseil de l’UE et aux États membres de sortir du TCE. En effet, comme l’écrit la Commission, « il n’existe pas de voie juridique et/ou institutionnelle pour que la modernisation du TCE soit adoptée et produise ses effets, ce qui est une condition pour que l’UE reste partie au traité (…). Rester partie contractante au TCE actuel, non modernisé, n’est pas une option pour l’UE ou ses États membres, car le traité actuel, non modernisé, n’est pas conforme à la politique et à la législation de l’UE en matière d’investissement, ni aux objectifs de l’UE en matière d’énergie et de climat8Traduction de : « there is no legal and/or institutional avenue for the modernisation of the ECT to be adopted and produce its effects, a condition for the EU to remain party to the Treaty. (….) Remaining a Contracting Party to the current, unmodernised ECT is not an option for the EU or its Member States, as the current, unmodernised Treaty is not in line with the EU’s investment policy and law and with the EU’s energy and climate goals. »https://energy.ec.europa.eu/system/files/2023-07/COM_2023_447_1_EN_ACT_part1_v1.pdf ».

Si cette sortie du TCE est inéluctable, encore faut-il qu’elle soit actée par les représentants des gouvernements nationaux siégeant au Conseil de l’UE. La balle est donc aujourd’hui dans le camp des États, dont la Belgique.

Qu’attend la Belgique pour sortir du TCE ?

Pour que la Belgique puisse prendre position, il faut un consensus entre les niveaux politiques fédéral et régional. Cela n’est pas encore le cas, en dépit des positions des régions wallonne et bruxelloise en faveur du retrait du TCE9Lire la position du gouvernement wallon à la page 18 du compte-rendu de la Commission parlementaire des affaires générales et des relations internationales : http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2022_2023/CRIC/cric107.pdf La position du gouvernement bruxellois peut être lue ici : https://maron-trachte.brussels/2023/02/20/la-region-bruxelloise-appelle-au-retrait-coordonne-du-traite-sur-la-charte-de-lenergie/. Le Gouvernement flamand se positionne contre cette sortie ; au niveau fédéral, c’est le MR qui empêche d’atteindre ce consensus. Celles et ceux qui s’opposent à la sortie du TCE affirment que l’adoption du TCE dit « modernisé » (correspondant à la nouvelle version issue de la renégociation) est préférable à la sortie du traité en raison notamment de la présence dans le TCE d’une « clause de survie » permettant à des investisseurs étrangers de continuer à poursuivre un État jusqu’à vingt ans après son retrait du TCE.

Or, cet argument est caduc pour la simple et bonne raison que cette version « modernisée » du TCE n’a aucune chance de voir le jour, comme vient de le rappeler la Commission européenne. Par conséquent, si elle ne soutient pas, au sein du Conseil de l’UE, la sortie coordonnée du TCE par l’UE et ses États membres, la Belgique restera bloquée dans l’ancienne version du TCE. Notons aussi qu’il est juridiquement possible de désactiver la « clause de survie ». Pour y parvenir, de nombreux juristes ainsi que le Parlement européen10Cette possibilité juridique de désactivation de la clause de survie est également préconisée par une proposition de résolution actuellement en discussion à la Chambre des représentants de Belgique. Cette proposition est disponible sur ce lien suivant : https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/2593/55K2593001.pdf plaident pour que la sortie du TCE s’accompagne de la conclusion d’un accord entre les parties sortantes pour neutraliser immédiatement la clause d’arbitrage.

Il n’y a donc aucun obstacle d’ordre technique ou juridique à la sortie du TCE. C’est au contraire le fait de rester partie à ce traité qui créerait des problèmes d’illégalité au regard du droit de l’UE. 

À cela s’ajouteraient évidemment le coût climatique considérable mais aussi un coût financier important si la Belgique persistait à rester dans le TCE et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, la Belgique devrait continuer à financer le fonctionnement du Secrétariat du TCE – installé à Bruxelles – sans bénéficier du soutien des autres grands pays de l’UE qui s’en sont retirés. Ensuite, nous – en tant que contribuables – courons également le risque de devoir payer des millions d’euros de dédommagement à une entreprise étrangère du fait de la seule mise en œuvre par le Belgique de directives européennes touchant au secteur de l’énergie. C’est ce qui ressort d’une étude juridique récente11https://www.veblen-institute.org/Les-defis-juridiques-d-une-sortie-non-coordonnee-du-TCE.html, qui recommande alors aux États membres qui souhaitent éviter d’avoir à payer des indemnités pour la mise en œuvre de décisions de l’UE, de se retirer du TCE en même temps que l’UE.

Rappelons-le : des mesures à caractère social, comme la régulation du prix de l’énergie par le pouvoir politique, peuvent être l’objet de plaintes devant les tribunaux d’arbitrage privés du TCE. Ce fut le cas, en 2006, dans la Hongrie pré-Orban : le gouvernement avait décidé de revenir à une politique de régulation des prix de l’énergie après la libéralisation totale du marché. Bien que cette décision ne contrevienne pas le droit européen, un investisseur britannique ainsi qu’Electrabel ont saisi le dispositif d’arbitrage du TCE. La décision du tribunal privé a cette fois-là été favorable à l’État hongrois, mais il n’est pas garanti qu’une autre plainte similaire arriverait au même verdict. De plus, même victorieux, l’État hongrois a dû payer quelques 5 millions de dollars de frais de procédure et d’honoraires d’avocats.

En cette période où le coût de l’énergie représente une charge insupportable pour les ménages précarisés et où la sécurité sociale et les services publics sont grignotés par des mesures d’austérité budgétaire, il serait inacceptable que la Belgique prenne le risque de devoir payer des millions d’argent public à des multinationales parce qu’elle aurait pris des mesures environnementales ou en faveur des ménages les plus appauvris. 

Une version courte de cette analyse a été publiée sous forme de carte blanche dans Le Vif le 23 août 2023 sous le titre « Qu’attend la Belgique pour quitter le Traité sur la charte de l’énergie ? ». Cette carte blanche est co-signée par Arnaud Zacharie (Secrétaire général du CNCD-11.11.11). Elle est accessible sur le lien suivant : https://www.levif.be/economie/energie/quattend-la-belgique-pour-quitter-le-traite-sur-la-charte-de-lenergie-carte-blanche/

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