Petite enfance : La crèche, berceau de l’émancipation sociale ?
D’ici à 2025, les lieux d’accueil de la petite enfance non subsidiés, comme les accueillantes d’enfants à domicile ou les crèches privées, devront se constituer soit en société, soit en ASBL. Ainsi en a décidé le Conseil d’État en juin 2023, dans le cadre de la réforme du secteur de l’accueil de la petite enfance. Un changement de statut qui coûte cher et qui risque d’entraîner la fermeture de lieux d’accueil, dans un contexte de pénurie chronique de places d’accueil – dans certaines régions en tout cas. Car, dans ce domaine comme dans d’autres, les inégalités sont criantes.
Invitée dans l’émission « Décryptages » , sur Cathobel, Axelle Fischer, secrétaire générale d’Action Vivre Ensemble, resituait cette décision dans son contexte : « Cela fait quelques années que l’on parle de cette réforme. Elle s’étale sur cinq ans, en visant une mise en œuvre complète en 2025. Nous avons, toutes et tous, entendu de nombreux scandales, de nombreux soucis dans les crèches, parfois de de maltraitance directe ou indirecte. Donc je pense que la volonté qu’il y avait derrière cette réforme, c’est de travailler dans l’intérêt de l’enfant et dans une logique de non marchandisation. C’est à dire que l’accueil des enfants est un service, ce n’est pas une marchandise et il y avait à cet égard différents types de défis à relever. Il y a le défi de la qualité de l’accueil bien sûr, mais il y a aussi celui de l’accessibilité, qu’elle soit financière, géographique ou même sociale. Une série de normes viennent donc traduire sur le terrain ce principe en soi tout à fait positif. Une de ces normes s’applique au secteur non subsidié, donc aux personnes physiques, à qui on demande de changer de statut. Et ce changement de statut comporte le risque de fermeture pour des crèches privées ou des accueillantes qui ne pourraient pas faire face aux frais que cela engendre. »
Il existe en effet plusieurs types de crèches pour les tout-petits : d’une part, les crèches publiques et les crèches subsidiées par l’ONE. Les tarifs y sont ajustés aux revenus des parents. Ensuite, les crèches privées et les accueillantes d’enfants à domicile, qui sont contrôlées par l’ONE mais ne sont pas subsidiées. Les tarifs y sont parfois prohibitifs pour les familles à revenus moyens et inenvisageables pour les familles de milieux défavorisés. Et puis, il y a les baby-sitters ou gardiennes d’enfants sans statut officiel, souvent une solution de repli lorsque les mamans doivent reprendre le travail et qu’elles n’ont pas trouvé de place en crèche.
Une histoire de places… ou de classes ?
Ne pas trouver de place en crèche : c’est la crainte de la plupart des parents dès qu’ils apprennent qu’un heureux événement s’annonce. Selon l’endroit où ils habitent, cette crainte est plus ou moins justifiée. La répartition des places d’accueil est en effet très inégale sur notre territoire: « À La Hulpe, pour 100 enfants, il y a 100 places disponibles. À Manage, il n’y en a que 10 », constate la journaliste Céline Gautier . Même dans une seule ville comme Bruxelles, les disparités sont criantes : il y a 67 places pour 100 enfants à Etterbeek, contre 16% à Anderlecht. Pour près de 2/3 de ces places, les parents paient en fonction de leurs revenus, puisqu’elles sont subsidiées par l’ONE. Les autres places coûtent beaucoup plus cher et se pose donc le problème de l’accessibilité financière.
Le manque de places n’est pas la seule question « qui pique » : il y a aussi la difficulté de recruter des puéricultrices et leur formation. Les deux sont liés : c’est le diplôme de 6e secondaire professionnelle qui donne accès à un emploi de puéricultrice ou puériculteur dans une crèche. À cet égard, la Belgique est en queue de peloton européen par rapport au niveau de formation du personnel qui s’occupe de nos tout-petits. La filière professionnelle est parfois un choix, mais le plus souvent une voie de dernier recours, un choix par défaut quand ça ne se passe pas bien dans l’enseignement de transition. La motivation de travailler en crèche n’est donc pas toujours présente, une fois le diplôme en poche : « Deux tiers des jeunes filles qui sont en dernière année en puériculture à l’école disent ne jamais vouloir travailler dans ce secteur », confirme Michel Vandenbroeck, de l’université de Gand . Rappelons que les crèches sont restées ouvertes pendant le confinement lié au Covid-19 et, comme le rappelle le trimestriel Médor, « Les puéricultrices n’ont pas reçu de masques ; elles n’ont pas été prioritaires pour la vaccination ; et personne ne les a applaudies aux fenêtres » à 20h chaque jour . Un métier en manque de reconnaissance, sociale comme financière (vu le niveau de formation demandé), comme beaucoup de métiers relevant du secteur des soins à la personne ou de l’éducation.
Ajoutons à cela, comme le soulignait Axelle Fischer dans l’interview citée ci-dessus, les cas de maltraitance et de mauvaise gestion. Ils sont surtout présents en Flandre, où les pouvoirs publics ont « favorisé, dans les années 2000, l’ouverture de petites structures peu ou pas subsidiées » – donc peu ou pas assez contrôlées.
Un rôle social
Si un nombre suffisant de places d’accueil de qualité pour les 0 à 2,5 ans est important, ce n’est pas seulement pour le confort des parents. Et si la Région wallonne et la Région bruxelloise ont lancé un plan pour créer 5200 nouvelles places subventionnées d’ici à 2025, également dans les zones où le taux d’emploi des femmes est faible, c’est que la crèche joue un rôle social non négligeable.
Créées à la fin du XIXe siècle pour s’occuper des enfants pauvres dont les mères étaient obligées de travailler, elles ont, à partir des années 60, aussi accueilli les bébés des femmes des classes plus aisées qui ont choisi d’exercer un emploi rémunéré. Mais aujourd’hui, la crèche n’est plus seulement un lieu de garde : la recherche neuroscientifique montre l’importance de cette socialisation précoce et de sa qualité pour l’avenir des enfants. Pour leur santé mentale et physique et même jusqu’à leur insertion socio-professionnelle future . C’est pourquoi la crèche est probablement le premier endroit où se joue la lutte contre la reproduction générationnelle de la pauvreté.
Se séparer d’un bébé de quelques mois toute la journée, le laisser à des inconnues , est-ce vraiment une bonne chose pour le développement de l’enfant ? Le cocon familial n’est-il pas le meilleur endroit pour vivre ses premiers mois, voire ses premières années, jusqu’à l’entrée en maternelle ? Oui, quand les conditions sont excellentes, quand il s’agit d’un choix, quand un seul revenu suffit pour la famille (ce qui devient rare), quand les occasions de socialisation, pour le parent (le plus souvent la mère) comme pour l’enfant, sont suffisantes…
Il faut bien le reconnaître, ces conditions idéales sont loin d’être généralisées. Des parents non francophones (ou non néerlandophones le cas échéant), la précarité ou la pauvreté qui entraîne stress et préoccupations multiples pouvant aller jusqu’à la dépression, un logement insalubre… autant de situations où la crèche peut jouer un rôle pour seconder les parents et donner aux enfants plus de chances d’émancipation sociale à long terme : d’où l’importance de la qualité et de la quantité de l’encadrement. Parler aux enfants, jouer avec eux, favoriser les interactions entre enfants, les stimuler… c’est mettre les bébés et les bambins dans les meilleures conditions pour bien grandir, entrer sereinement en maternelle et vivre ensuite une scolarité émancipatrice et épanouissante.
C’est pour cela qu’il importe de proposer des places en crèches aussi aux familles où la maman est sans emploi. Évidemment pour permettre à cette dernière de se former et de chercher du travail, mais aussi pour qu’elle puisse, notamment grâce aux associations de quartier, sortir de chez elle, acquérir des compétences, nouer des liens sociaux, rencontrer d’autres mamans, apprendre les unes des autres et des professionnel∙les qui les accompagnent. Car une femme épanouie est une meilleure maman. Et, pour l’enfant, ce premier lieu de socialisation comblera déjà partiellement les inégalités sociales qui marquent le début de sa vie.
S’il fallait des arguments économiques pour convaincre nos décideurs – ceux qui, comme Emmanuel Macron en France, estiment que tout ça « coûte un pognon de dingue » -, qu’ils sachent qu’investir dans l’accueil de la petite enfance, en particulier celle issue de milieux appauvris, cela réduit les risques de décrochage scolaire, de délinquance, de chômage ou de maladie… et le vrai « pognon de dingue » que cela coûte aux finances publiques.
Cette réforme du secteur de l’accueil de la petite enfance, parce qu’elle vise un meilleur encadrement des enfants – ainsi que le plan de création de plusieurs milliers de nouvelles places d’ici à 2025 -, est donc une bonne nouvelle. Mais elle comporte des risques, notamment pour les petites structures privées : celles qui ne pourraient pas faire face aux frais et aux démarches administratives liées au changement de statut et se verraient obligées de fermer, tout simplement, réduisant ainsi le nombre total de places disponibles. C’est donc un enjeu de justice sociale pour les pouvoirs publics que de veiller à ce que le nouveau cadre réglementaire ne produise pas des effets contraires à ses objectifs.