Pauvreté et humiliation – vers une société de la reconnaissance ?
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« 40% des enfants à Bruxelles et 25% des enfants en Wallonie vivent sous le seuil de pauvreté », clame la campagne Viva for Life ; en Belgique, « les 10% les plus nantis possèdent la moitié du patrimoine net », constate la Banque nationale1https://www.nbb.be/doc/dq/f/dq3/histo/dff23ii.pdf. Les inégalités sociales, les injustices sont visibles et quantifiables. Tout comme la violence, qui peut être mesurée et sanctionnée. Cependant, il est un autre mal de notre société qui passe « sous les radars ». Il s’agit de l’humiliation… Ce sentiment « qui fait taire » pour reprendre les termes du philosophe Olivier Abel.
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« Notre société n’est pas seulement organisée de façon à ce que ceux qui ont de l’argent puissent acheter des produits de luxe (…). Elle est aussi organisée de façon à ce que ceux qui n’ont pas d’argent soient obligés de le payer tous les jours par des humiliations mesquines et par des inconforts absolument inutiles»2ORWELL, Georges, À ma guise, Chronique 1943-1947, coll. Banc d’essais, éd. Agone, p. 256-257, 2008..
L’humiliation survient lorsqu’on se trouve mis de force au centre de l’attention alors qu’on voudrait se cacher ; ou, inversement, lorsqu’on voudrait s’exprimer mais qu’on est invisibilisé. S’attaquant au respect ou à la confiance en soi, elle est liée à un besoin fondamental, pour les individus comme pour les populations : celui de la reconnaissance. Reconnaissance de ce que l’on est, de ce qu’on veut montrer, mais aussi de ce qu’on est en droit de garder dans la sphère de l’intimité.
L’humiliation n’est pas l’apanage de la pauvreté ou de l’exclusion sociale. Elle peut avoir pour cadre la politique, l’éducation, les réseaux sociaux, les baptêmes estudiantins ou les relations dans un groupe d’adolescents, pour ne citer que quelques exemples. Elle est en tout cas subjective : ce qui humiliera l’un·e glissera sur la carapace de l’indifférence de l’autre, en fonction de son estime de soi, de sa sensibilité, de son vécu individuel et collectif.
Dans cette analyse, nous nous concentrerons sur les humiliations que vivent les personnes vulnérables et, en particulier, les personnes en situation de pauvreté. Nous verrons comment les institutions et les associations, notamment celles qui visent à réduire les inégalités sociales, peuvent être humiliantes et nous tracerons quelques pistes vers une société de la reconnaissance, vue comme le contraire de l’humiliation.
Humiliante pauvreté
L’humiliation est au cœur de l’expérience des personnes qui se retrouvent en situation de dépendance matérielle par rapport à la société. « Si les manifestations et les causes de la pauvreté diffèrent, l’humiliation qui l’accompagne est universelle. (…) Malgré les liens évidents entre pauvreté et détresse psychologique, les mesures de lutte contre la pauvreté ne tiennent généralement pas compte de ce sentiment de honte. Les initiatives visant à réduire la pauvreté s’attachent plutôt aux manifestations tangibles de la misère, comme l’absence de revenu ou d’instruction. »3https://www.project-syndicate.org/commentary/poverty-reduction-strategies-humiliation-by-keetie-roelen-2017-11/french
Une société est humiliante lorsqu’elle banalise le licenciement de personnel dans des entreprises pourtant florissantes : elle réduit les travailleurs et travailleuses à une variable d’ajustement économique, à des coûts qu’il faut compresser, à des outils jetables.
« Ça faisait 3 ans que je travaillais dans cette boîte de marketing. On avait l’impression que c’était tout le temps un âge d’or, que tout allait toujours bien, que les ventes étaient toujours au top. J’avais eu de super belles promotions, on m’avait fait miroiter beaucoup d’avantages et d’opportunités et je me suis réveillée un matin, il était 9h15, à 9h40 je reçois un e-mail ‘Bonjour, j’espère que tu vas bien…’ et en gros, la suite, c’était : ‘pas besoin de se reconnecter demain’. Le temps d’appeler mes collègues, d’essayer de savoir ce qui se passe, de comprendre, ben tous mes accès avaient été coupés. Personne dans ma hiérarchie ne savait que j’allais recevoir cet e-mail, comme si j’avais été licenciée pour faute grave, alors que ce n’était absolument pas le cas »4Voir https://www.tiktok.com/@konbini/video/7429744297513078048.
Une société est humiliante lorsqu’elle instaure une dignité « à deux vitesses » en bafouant les droits des personnes qui demandent l’asile : elle les réduit à l’état de sous-citoyens, de menace pour notre prospérité ou notre identité ; quand elle refuse de les loger et les laisse sous une tente ou dans un squat quand il gèle ; quand elle compte pour négligeables les milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui périssent en Méditerranée en tentant d’atteindre les rives européennes5Voir, à ce sujet, le documentaire « Les hommes seuls », d’Yves Dorme..
Une société est humiliante quand elle remplace les guichets par des écrans et des robots dans les services publics ou les banques, excluant celles et ceux qui, pour diverses raisons, n’ont pas accès aux services en ligne. Elle leur signifie ainsi leur incompétence et les considère comme des obstacles au ‘progrès’ technologique.
Quel que soit le contexte, pour Olivier Abel, l’humiliation fait taire, elle s’attaque au sujet parlant, par manque de respect ou en portant atteinte à l’estime de soi.
Les lieux de l’humiliation
L’humiliation liée à la pauvreté peut être vécue à différents niveaux :
Au niveau de la société. Les mots qu’on utilise, les images que véhiculent les médias et les associations qui récoltent des fonds, les clichés que nous utilisons volontairement ou non… Tout cela est vecteur soit de respect et de dignité, soit d’exclusion et d’humiliation. L’État ‘social actif’, qui a succédé à l’État providence, reflète et renforce à la fois une tendance globale à faire peser la responsabilité de la pauvreté sur celles et ceux qui en sont victimes. Vous êtes pauvre ? C’est parce que vous n’êtes pas assez formé, pas assez actif, pas assez battant, c’est parce que vous êtes paresseux, profiteur. Les pauvres sont ainsi renvoyés à leur prétendue incapacité individuelle à s’en sortir (« Un travail ? Je traverse la rue, je vous en trouve un ! » avait lancé Emmanuel Macron à un jeune homme au chômage en 2018 lors un d’événement public). Le fait de passer sous silence les causes politiques et systémiques de la pauvreté réduit celles et ceux qui la vivent à ‘n’être rien’, à être identifié·es à leurs prétendues incapacités et incompétences individuelles.
Notre société capitaliste néolibérale est fondamentalement humiliante.
Au niveau institutionnel. Les dispositifs mis en place pour lutter contre les injustices peuvent parfois se révéler humiliants. Devoir produire des extraits de compte, subir une visite domiciliaire, dévoiler sa vie privée, ouvrir son frigo (plein ou vide selon les circonstances)6Il vaut mieux que le frigo soit plein s’il s’agit de prouver qu’on est en capacité de s’occuper de ses enfants et donc d’éviter qu’ils soient placés en institution ; ou vide s’il faut montrer qu’on n’a pas les moyens de se nourrir et qu’on mérite une aide financière ou alimentaire. à l’assistant·e social·e… sont des intrusions dans la vie privée ; une vie privée à laquelle les plus pauvres n’ont pas vraiment droit, au contraire du reste de la population.
“Quand on est pauvre, on est mis à nu devant tout le monde. On doit tout le temps prouver des trucs, montrer qu’on est de bonne foi. On dépend toujours des associations. (…) C’est déjà humiliant de devoir se mettre à nu ; en plus, nous devons accepter que d’autres, qui ne sont pas nos partenaires dans la réalité, entrent dans notre vie privée.”7Rapport général sur la pauvreté, Fondation Roi Baudouin, 1994, p.72
L’humiliation peut être encore plus profonde quand il s’agit de séparer les membres d’une famille :
« Que ce soit avant ou après le placement des enfants, on impose souvent à la famille certaines conditions qui sont ressenties comme une humiliation.
- Les parents doivent d’abord accepter une intrusion profonde dans leur vie privée. Quelle est la famille qui aime que des étrangers viennent voir la façon dont les enfants sont élevés, dont on gère le budget familial, dont la maison est entretenue ? On trouve pourtant tout naturel qu’une famille pauvre livre ses secrets les plus intimes. ‘On force les familles pauvres à se livrer au regard des autres alors que pour les autres le respect de la vie privée est un droit inviolable.’
- Les familles pauvres doivent régulièrement rendre des comptes sur leurs faits et gestes. Certains types d’accompagnement budgétaire s’apparentent à un contrôle poussé.
- Il ressort des témoignages qu’on impose parfois des conditions totalement irréalisables à certaines familles, comme la recherche d’un nouveau logement ou la rupture avec un partenaire.8Rapport général sur la pauvreté, Fondation Roi Baudouin, 1994, p. 49.»
Au niveau des associations. Les associations jouent un rôle fondamental pour la survie des personnes qui passent entre les mailles du filet de la sécurité et de l’aide sociales : les sans-papiers, les personnes sans-abri, les personnes dépassées par les démarches administratives à accomplir pour faire valoir leurs droits, celles pour qui les aides sociales ne suffisent pas à nourrir leur famille…
Même si le pas peut être plus facile à franchir que de se retrouver face à une institution publique, devoir se mettre dans une file pour recevoir un colis alimentaire est souvent ressenti comme une humiliation : humiliation de ne pas s’en sortir seul·e (atteinte à l’estime de soi), humiliation de devoir le montrer en s’exposant au regard des autres (atteinte au respect de l’intimité). Sans compter que, dans certaines associations, il y a des conditions d’accès et qu’il faut justifier qu’on a besoin de cette aide, parfois avec des critères différents de ceux du CPAS.
Il est donc important que les employé·es et les nombreuses et nombreux volontaires qui travaillent dans ces associations parviennent à une attitude juste de respect de la dignité des personnes qui font appel à leur aide. Aider sans humilier – même avec toute la bonne volonté du monde – n’est pas facile. La formation Volontaires impliqués en pauvreté (VIP) a notamment pour objectif de travailler avec les volontaires pour arriver à cette juste attitude9Voir https://vivre-ensemble.be/a-propos/rejoignez-nous/volontaire/volontairement-impliques-en-pauvrete/.
Dans leur communication et, singulièrement, dans la récolte de fonds, les associations peuvent être humiliantes quand elles ne montrent que des visages ou des corps dévastés, privés de parole, réduisant les personnes à des outils de marketing – charitable, certes, mais marketing tout de même.
Au niveau individuel. Toutes les personnes qui circulent en ville sont amenées à croiser ou passer devant des personnes qui mendient. Toutes et tous, nous avons ressenti de la gêne : donner ? Ne pas donner ? Regarder pour reconnaître ou ne pas regarder pour ne pas rajouter à l’humiliation ?
Les personnes qui vivent la pauvreté au point de devoir s’exposer en mendiant en rue ou dans les transports en commun s’exposent aux yeux des passants. C’est une humiliation en soi. Le comportement des passants peut aggraver ou alléger cette humiliation. Un regard, un sourire, même sans pièce déposée dans le gobelet, peut rendre à la personne la sensation d’exister, de ne pas être complètement inexistant au milieu du flot humain qui défile devant elle. Et que dire d’un sourire et d’un mot gentil qui accompagne la pièce ou le billet que l’on dépose ?
Pour les ‘invisibles’ (qu’on voit éventuellement mais qu’on ne regarde pas) une association peut être le seul lieu d’humanité. Tel cet apprenant qui manquait souvent les cours d’alphabétisation au CIEP de Namur, pris par ses difficultés personnelles, mais qui revenait toujours car, disait-il : « C’est le seul lieu où on me regarde comme un être humain ».
Vers une société non humiliante
Les sociétés démocratiques, quand tout va bien, tentent d’empêcher les injustices et la violence qui peuvent en découler (droit du travail, fiscalité, logement social, écoles à discrimination positive, etc.) Elles devraient garantir à tous leurs membres l’accès aux droits fondamentaux.
Le premier pas vers une société qui tend à la fois vers la justice sociale et la reconnaissance de chacun·e serait de relier les injustices et la violence à l’humiliation. Comme elle fait taire, l’humiliation n’est pas traitée et devient un soubassement de la violence, avec effet retard. La sidération de l’humiliation laisse place à la rage, à un repli sur soi qui peut finir par éclater dans la violence, par un besoin de revanche, un besoin de montrer et de faire savoir qu’on existe, de forcer la reconnaissance de la société, fût-ce par des actes négatifs. Au mieux, les Gilets jaunes. Au pire, les attentats terroristes.
Pour Olivier Abel, nos institutions et, plus largement, notre société devraient s’apparenter à un théâtre : un lieu où l’on puisse entrer en scène et être écouté·e, reconnu·e comme membre de la communauté, quelles que soient notre fortune, nos origines, nos particularités, nos blessures ; mais où l’on puisse aussi se cacher derrière ce qu’il appelle ‘le voile de l’ignorance’, pour protéger notre intimité, notre vie privée. C’est ce que permettent le secret médical, le secret professionnel, le secret de la confession. Ils évitent que le dévoilement de l’intimité se propage à d’autres dimensions de l’existence : ce que vous confiez à votre médecin ne sera pas communiqué à votre employeur. C’est ce que ne permettent pas certaines institutions de sécurité ou d’aide sociale qui demandent aux personnes de « se déshabiller », d’ouvrir la porte de leur logement et de leur intimité devant les assistants sociaux et, symboliquement et malgré le secret professionnel, devant l’ensemble de la société. Pourquoi celles et ceux qui ont les moyens ont droit à ce ‘voile d’ignorance’ et pas ceux qui sont déjà lésés par une injustice économique et sociale ?
Pour ne pas humilier, la société doit donc permettre ce voile d’ignorance ; mais elle doit aussi permettre à la personne de revenir sur la scène, lui redonner la chance de montrer qui elle est. Pas en la poussant sur scène sans ménagement, mais en l’accompagnant et en l’outillant si nécessaire. On pense ici aux détenus qui sortent de prison et portent leur passé pénitentiaire comme un tatouage qui leur rendra difficile l’accès à un logement et à un emploi. Ou, a contrario, au dispositif Housing first, qui après avoir trouvé un logement pour les personnes sans-abri (un lieu d’intimité, de sécurité, à l’abri des regards – le voile d’ignorance), les accompagne, à leur rythme et selon leurs priorités, vers leur autonomie : rester dans son logement, se mettre en ordre administratif, prendre soin de sa santé physique et mentale, renouer avec sa famille, se former, trouver un emploi, … En somme ‘remonter sur scène’.
Respecter la personne dans sa globalité, reconnaître son droit à l’ignorance et lui donner toujours la chance de montrer qui elle est : des exigences qui sont au cœur de la solidarité interpersonnelle et institutionnelle pour avancer vers une société non humiliante, une société de la reconnaissance.
Cette analyse est inspirée de l’essai De l’humiliation d’Olivier Abel paru aux éditions Les Liens qui Libèrent, à l’occasion du colloque La théologie par les pieds du 16 novembre 2024, organisé par un collectif d’associations, dont Action Vivre Ensemble. latheologieparlespieds.be
- 1https://www.nbb.be/doc/dq/f/dq3/histo/dff23ii.pdf
- 2ORWELL, Georges, À ma guise, Chronique 1943-1947, coll. Banc d’essais, éd. Agone, p. 256-257, 2008.
- 3https://www.project-syndicate.org/commentary/poverty-reduction-strategies-humiliation-by-keetie-roelen-2017-11/french
- 4Voir https://www.tiktok.com/@konbini/video/7429744297513078048
- 5Voir, à ce sujet, le documentaire « Les hommes seuls », d’Yves Dorme.
- 6Il vaut mieux que le frigo soit plein s’il s’agit de prouver qu’on est en capacité de s’occuper de ses enfants et donc d’éviter qu’ils soient placés en institution ; ou vide s’il faut montrer qu’on n’a pas les moyens de se nourrir et qu’on mérite une aide financière ou alimentaire.
- 7Rapport général sur la pauvreté, Fondation Roi Baudouin, 1994, p.72
- 8Rapport général sur la pauvreté, Fondation Roi Baudouin, 1994, p. 49.
- 9Voir https://vivre-ensemble.be/a-propos/rejoignez-nous/volontaire/volontairement-impliques-en-pauvrete/


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