une jeune personne penchée au dessus d'un carnet en train d'écrire
photo par Jeswin Thomas (unsplash)
Analyse

Jobs étudiants. Qui gagne, qui perd ?

par Isabelle Franck
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Le gouvernement « Arizona » a récemment confirmé l’augmentation du nombre d’heures de travail étudiant autorisées à 650h/an et abaissé l’âge minimum à 15 ans. 40% des étudiant·es travaillent durant l’année académique – 25% de plus qu’il y a dix ans. Si certain·es travaillent pour leurs sorties, leurs loisirs et leurs vacances, d’autres travaillent pour payer tout ou partie de leur loyer, pour se nourrir, se vêtir, se chauffer… et payer les frais liés à leurs études. Il est devenu normal de travailler tout en étudiant. Mais quelles sont les conséquences sur le parcours académique des jobistes et en quoi ce phénomène joue-t-il un rôle dans la précarisation du monde du travail en général ?

En moyenne, la proportion d’étudiants de 18-24 ans travaillant pendant l’année scolaire est passée de 21,7% à 41,6% entre 2012-2013 et 2021-2022, soit presque un doublement1Voir inesthinktank.be/deux-indicateurs-associes-a-la-precarite-des-jeunes-aux-etudes. Cela s’explique en partie par la démocratisation des études supérieures qui fait que plus d’étudiants issus de milieux socio-économiques moins favorisés y ont accès : le nombre de jeunes de 18-24 ans aux études a augmenté au total d’environ 15% entre 2010-2011 et 2024-20252Ibidem..

Le job étudiant durant l’année scolaire est-il un atout ou un obstacle à la réussite et à la carrière future ? Comme l’on peut s’y attendre, la réponse est « ça dépend ». Ça dépend de la nature du job, du nombre d’heures prestées, des conditions de travail, de la situation socio-économique de l’étudiant·e, etc.

Atout ou caillou : une question de dosage

Dans l’absolu, travailler pendant ses études est un atout : acquisition d’une attitude au travail (ponctualité, présentation, capacité d’adaptation, de travailler en équipe), autonomie financière, gestion d’un budget, expérience professionnelle à faire valoir sur le CV… Trouver un premier emploi est de plus en plus compliqué et avoir déjà travaillé est un atout qui influence positivement un employeur potentiel.

Encore faut-il avoir la santé et une fameuse dose d’énergie et de volonté pour combiner des journées de cours ou des périodes d’étude avec du travail, souvent en soirée. Surtout quand ne pas travailler n’est pas une option. Il arrive que des étudiants travaillent non seulement pour payer leurs études, mais aussi pour contribuer au budget familial, quand le ou les parents sont au chômage ou émargent au CPAS.

Dans le travail étudiant, le dosage est important pour maintenir l’équilibre travail/études : au-delà de 15 heures par semaine, le job étudiant a un effet négatif sur la réussite du cursus. Ils et elles sont plus d’un quart à estimer que leur job étudiant affecte négativement leurs études et plus de la moitié si l’on ne prend en compte que ceux et celles qui déclarent que ce revenu leur est indispensable3Source : Etude sur les conditions de vie des étudiants de l’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles, BDO, Sonecom, FWB, 2019. . Là où un·e étudiant·e issu d’une famille qui le ou la soutient financièrement peut décider de réduire son temps de travail pour se consacrer plus à ses études, un·e étudiant·e qui travaille pour subvenir à ses besoins de base n’a pas le choix et risque donc plus d’échouer. Et un échec aura plus de conséquences pour un étudiant issu de milieu précaire que pour un étudiant plus favorisé : ce dernier peut plus aisément se permettre une année d’études supplémentaire. Double peine donc pour l’étudiant en situation de précarité.

Inégalités de genre

Les inégalités de genre dans le monde du travail se répercutent sur l’emploi étudiant. Les filles occupent en général des emplois peu valorisables pour leur avenir, au contraire des garçons dont les emplois étudiants sont plus en lien avec leur carrière future. Ce constat présage d’une perpétuation des inégalités dans le monde du travail, qu’il faut contrer par de la sensibilisation, voire du mentorat.

Dans la majorité des cas (une exception étant la reprise d’études), il s’agit d’emplois non qualifiés, exercés principalement dans le commerce et dans le secteur HORECA4Hôtels, restaurants, cafés.. Tenir la caisse, réapprovisionner les rayons, servir les clients dans un snack, un fast-food, un bar ou un restaurant…

Un contrat de travail étudiant est toujours à durée déterminée et l’employeur peut y mettre fin quand il le souhaite, moyennant 3 jours (moins d’un mois après l’engagement) ou 7 jours (après ce délai) de préavis. Il s’agit donc d’un travail précaire et l’étudiant·e qui a besoin de cet argent pour vivre peut se retrouver soudain sans revenus si son employeur, pour une raison ou pour une autre, décide de mettre fin au contrat. En cas d’absence de plus de 7 jours pour maladie ou accident, l’employeur peut également mettre fin au contrat en payant une petite indemnité.

Quelques chiffres 5Deux indicateurs associés à la précarité des jeunes aux études : le nombre de bénéficiaires d’un PIISE et le nombre de jobistes, Policy Brief, Philippe Defeyt, INES (Inclusion, égalité, solidarité), août 2024.

  • 75% des étudiant·es jobistes travaillent toute l’année.
  • La moitié le font pour financer des besoins de base (nourriture, logement, frais d’études, etc.).
  • Un tiers travaillent aussi pendant le blocus
  • La moitié disent que l’employeur les pousse à travailler pendant les heures de cours.
  • Au-delà de 650 heures par an, le jobiste devient un ‘étudiant travailleur’, soumis aux mêmes conditions que les autres travailleurs (contrat, cotisations sociales, mutuelle, pension, etc.)


Un·e étudiant·e jobiste peut travailler jusqu’à 650 heures par an, ce qui représente environ un tiers-temps. Sur ses revenus, il paie une cotisation sociale de seulement 2,71%, contre 13,07% pour un travailleur non étudiant. C’est pour cela que les étudiant·es sont considéré·es comme bien payé·es. Le revers de la médaille, c’est que leur contrat ne leur donne pas accès à la mutuelle et n’est pas valorisable pour leur pension ni pour leur carrière future (ancienneté).

Pour l’étudiant·e, un job devrait idéalement être optionnel, donc ne pas être indispensable à l’accomplissement des études. Il ne devrait pas être l’activité principale, au risque de nuire à la réussite des études, voire d’amener à leur abandon, en particulier pour les étudiant·es qui ne peuvent pas bénéficier du soutien financier de leur famille.

Conséquences sur le marché et le droit du travail ?

Jusqu’à la fin 2022, un·e étudiant·e jobiste pouvait prester 475 heures chaque année. Cette limite a été poussée à 600 heures pour 2023 et 2024 et à 650 heures par le nouveau gouvernement. Le job étudiant occupe ainsi une place croissante sur le marché de l’emploi. Pour l’employeur, c’est une main-d’œuvre flexible et bon marché, puisqu’il ne paie que 5,42% de cotisation sociale, au lieu de 25 à 32% pour un travailleur ou une travailleuse ordinaire. De plus, les jeunes qui entrent dans le monde du travail par la porte du job étudiant ne sont pas nécessairement au courant de leurs droits, ils sont contents d’avoir trouvé un job et acceptent plus facilement que le personnel ordinaire des conditions de travail difficiles, voire illégales : ils savent leur contrat précaire et ne veulent pas prendre le risque de se faire remercier.

Le travail étudiant représente plus de 2% de l’ensemble des heures du travail salarié. Il fait désormais partie du modèle d’affaire de beaucoup de commerces et d’établissements du secteur HORECA. Peu à peu, la fonction du job étudiant évolue : de coup de pouce saisonnier, il en vient à remplacer les emplois classiques. Selon Benjamin Moest, de la CSC – Secteur Horeca, on va vers le modèle américain : beaucoup de jeunes, des retraités qui complètent leurs revenus via un flexi-job6Un contrat flexi-job est « un contrat par lequel un travailleur s’engage à effectuer un emploi complémentaire pour un employeur à condition que ce travailleur soit déjà occupé chez un ou plusieurs autres employeurs à raison de 4/5ème d’un temps plein ». Voir site du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale : emploi.belgique.be) et quelques travailleurs sous contrat classique. 

Affaiblissement des syndicats

L’augmentation des contrats précaires est particulièrement marquée dans les commerces franchisés, comme l’ont été récemment tous les supermarchés Delhaize. Avec pour conséquence une pression accrue sur les droits des travailleurs : quand il y a peu de travailleurs et travailleuses fixes et beaucoup d’étudiant·es, estime Myriam Delmée de la FGTB (secteur commerce), on observe un affaiblissement des syndicats, puisque les étudiant·es, sous contrat d’un an au maximum, ne se syndiquent pas. De plus, les étudiant·es peuvent être utilisé·es pour casser un mouvement de grève : « vous ne travaillez pas ? Peu importe, des étudiant·es vous remplacent et la grève ne m’affecte pas ». Selon la syndicaliste, il y avait chez Delhaize, avant la mise sous franchise, 12,5% de précarité autorisée, c’est-à-dire de contrats étudiants, intérimaires, stages et contrats à durée déterminée. Le syndicat revendique le maintien de ce pourcentage, alors que les gérants de franchises ont beaucoup plus de liberté dans le choix du statut de leur personnel.

Du côté du secteur Horeca, Benjamin Moest constate qu’il n’y pas de remplacement du travail fixe par des jobs étudiants : durant le confinement, une partie des travailleurs et travailleuses ont profité des mois de chômage pour raison exceptionnelle pour chercher et trouver un autre emploi. « Sans les étudiants, les travailleurs fixes ne s’en sortiraient plus », constate Benjamin Moest. « Ils sont donc bien vus par les travailleurs », car le secteur est en pénurie à cause des conditions de travail, de l’atteinte à la qualité de vie (travail en soirée et le week-end), conditions sur lesquelles les employeurs ne sont pas prêts à céder, estime le syndicaliste. Les travailleurs peuvent négocier les conditions de travail vu la pénurie.

Pour les travailleurs et travailleuses fixes, la normalisation du travail étudiant a des conséquences : outre l’affaiblissement des syndicats évoqué plus haut, certain·es constatent que les étudiant·es ont des salaires plus élevés que les leurs, vu les cotisations sociales très réduites dont bénéficient les jobs étudiants. En outre, cette normalisation des travailleurs et travailleuses «de passage » provoque une déprofessionnalisation du secteur concerné : engager des personnes peu qualifiées pour qu’elles évoluent au fil des ans vers des postes à responsabilités devient plus rare qu’auparavant.

Conclusion

Il semble bien fini le temps où la majorité des étudiant·es se consacraient uniquement à leurs études et à leurs loisirs, avec éventuellement un job durant l’été.

La promotion et la facilitation du travail étudiant par les gouvernements successifs, et singulièrement par « l’Arizona », semble au premier abord une opération « gagnant-gagnant » : les étudiant·es y acquièrent, outre un revenu, des compétences et des expériences qui leur faciliteront l’accès à l’emploi. Les employeurs y trouvent des emplois bon marché et flexibles, avec des cotisations sociales très basses, et des travailleurs et travailleuses dans les secteurs en pénurie comme l’Horeca.

On peut cependant se demander s’il ne s’agit pas, dans le chef de nos responsables politiques, d’une manière « douce » de flexibiliser davantage le monde du travail et d’ainsi faciliter l’effritement des droits sociaux et la capacité de résistance des syndicats. Une hypothèse qui ne semble pas irréaliste au vu de la « droitisation » généralisée de nos démocraties, notamment illustrée chez nous par les propos dénigrants et récurrents, ces derniers mois, du président du Mouvement réformateur à l’égard des contre-pouvoirs et en particulier des syndicats7Voir La FGTB et la CSC refusent de débattre avec Bouchez : la réponse cinglante du président du MR, 7sur7.be,13 février 2025. Au sujet de la volonté d’affaiblissement des syndicats, lire aussi notre analyse Syndicats – La personnalité juridique, une atteinte au droit de grève ? .

Cette analyse a été rédigée sur base sur les deux journées thématiques organisées par INES, Les précarités étudiantes, colloque organisé par le thinktank INES (Inclusion, égalité, solidarité), à Bruxelles les 28 et 29 novembre 2024.

Avec le soutien de