Une étale avec des patates douces et des coings
Analyse

L’alimentation locale. Entre disponibilité rurale et consommation urbaine 

Par Adrien Proietti
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« C’est à la campagne qu’on produit le plus d’alimentation locale ! » mais « C’est en ville qu’il y a le plus de consommateurs !». Ces deux réflexions mettent en lumière les questionnements sur la disparité entre zones urbaines et zones rurales en ce qui concerne l’accessibilité à l’alimentation locale et durable, ce sur quoi cette analyse va tenter de mettre un peu de lumière.

Bien manger, une route semée d’obstacles

On entend souvent dire qu’il est important de se nourrir correctement non seulement pour soi, mais également pour l’environnement qui nous entoure et pour la préservation de notre planète. Consommer des produits locaux et de saison permet de réduire notre impact environnemental en évitant notamment les coûts liés au transport, mais aussi en évitant les déchets liés aux emballages, le gaspillage lié aux invendus des grandes surfaces, etc. Cela permet également d’avoir un impact économique positif car en privilégiant le local, on réduit le nombre d’intermédiaires entre le consommateur et le producteur, permettant ainsi une rémunération plus juste pour ce dernier1  Voir fiche n°5 du bep-environnement  bep.be .

S’il s’agit là d’un engagement remarquable et souhaitable pour l’ensemble de la population, il reste néanmoins complexe et ce, pour différentes raisons. En effet, aux prémices de cette démarche de mieux consommer, il y a tout d’abord une phase de « conscientisation », c’est-à-dire avoir conscience de l’importance de se nourrir localement et de saison. Cela passe notamment par de l’éducation, par des campagnes de communication ou encore un meilleur étiquetage qu’il reste à mieux développer.

Ensuite, il y a la question économique, liée à la croyance que ‘manger de bons produits est forcément plus cher’ qui a la peau dure2  Voir à ce sujet l’analyse d’Action Vivre Ensemble sur l’initiative Les Petits Producteurs (LPP) : archives.vivre-ensemble.be . Si les produits bio restent souvent plus chers que leurs équivalents conventionnels, cette différence de prix diminue considérablement lorsqu’on consomme en circuit court et de saison.

Enfin, un autre obstacle qui entrave le chemin menant à une alimentation locale et durable est l’accessibilité, c’est-à-dire l’existence à proximité d’endroits proposant ce type d’alimentation et leur disponibilité. C’est ce dernier critère qui sera exploité dans cette analyse.

Quelques chiffres 

La plateforme ‘Mangez local’ dont la mission est « de faire connaître les producteurs artisanaux et de les mettre en lien avec les consommateurs locaux »3  Voir mangez-local.be  dénombre environ 600 points de vente (boulangerie, épicerie locale, ferme, etc.) de produits locaux sur le territoire de la Province de Liège (40 dans la ville de Liège même). En mettant en parallèle ces nombres et ceux qui caractérisent la démographie liégeoise (la ville de Liège comptait au 1er janvier 2025 195.778 habitants et la Province 1.119.038 habitants)4  Données tirées du site WalStat,  walstat.iweps.be , un constat saute aux yeux. Le milieu rural serait mieux desservi en initiatives d’alimentation locale que le milieu urbain : une initiative pour environ 2.000 habitants en zone rurale contre une initiative pour environ 4.900 habitants en ville. Comme les légumes sont cultivés dans les campagnes, il ne semble pas surprenant à première vue que ce soit les zones rurales les mieux approvisionnées. Cependant, le propos se doit tout de même d’être nuancé.  

Premièrement, les proportions obtenues l’ont été en ne prenant en compte que la ville de Liège comme milieu urbain. Or Huy, Verviers, Waremme, Hannut, Visé, Malmedy et Eupen sont également des villes en plus de la périphérie de Liège (Ans, Saint-Nicolas, Grâce-Hollogne, Beyne-Heusay, Fléron, Herstal, etc.). Une fois celles-ci inclues au calcul, les proportions changent pour arriver à une initiative pour environ 1.250  habitants en milieu rural contre 1 initiative pour environ 4.750 habitants en milieu urbain dans la Province de Liège.

Deuxièmement, il faut distinguer le type de projets. En effet, l’initiative ‘Mangez local’ comprend aussi bien des distributeurs que des producteurs. Afin d’affiner notre analyse, il est intéressant de voir où sont établis les uns comme les autres. C’est là l’objet d’étude d’un mémoire d’une étudiante de l’Université de Liège5  GOLINVAUX, A., État des lieux des formes émergentes de distributeurs de produits locaux en province de Liège, Mémoire en géographie humaine & démographie, Liège, Université de Liège, 2022. qui répertorie 213 initiatives de circuit court selon différentes catégories. Afin de rendre les résultats de cette étude accessible à tous, nous réduirons les catégories aux nombre de deux : les lieux de production exploitations et les distributeurs. Ceci nous amène aux résultats suivants : les zones très denses et denses comportent 30 exploitations pour 52 distributeurs contre 63 exploitations pour 61 distributeurs en milieu peu dense. Une fois de plus, le milieu rural est devant le milieu urbain en terme de nombre de points d’accès d’alimentation locale. 

Cependant, si les facteurs développés ci-dessous confirment que le plus grand nombre d’initiatives de nourriture locale se situent dans les campagnes plutôt qu’à la ville, un facteur qui a toute son importance vient à nouveau nuancer cette conclusion… Il s’agit de la superficie. En effet, les milieux urbains mentionnés dans le premier point représentent environ 540 km2, ce qui équivaut à 14% de la superficie totale de la Province 6  Donnée tirée du site Commune commune-gemeente.be. Cette information dément donc la première conclusion, car si en valeur absolue, la campagne se voit mieux desservie, c’est sur un territoire bien plus grand. En outre, les magasins et distributeurs sont bien plus éloignés les uns des autres qu’en milieu urbain, ce qui les rend donc bien moins accessibles que ceux des villes.

Une expérience personnelle

C’est lors d’une discussion avec une collègue sur le choix du thème de mon analyse que nous avons évoqué le fait que les villageois ne sont pas toujours au courant des structures existantes au sein de leurs villages proposant des produits locaux. Pour preuve, je n’étais personnellement pas au courant de l’existence d’un GAC (Groupement d’Achat en Commun)7  Le GAC est un groupe de personnes qui se réunissent régulièrement pour acheter ensemble des produits de qualité directement aux producteurs et transformateurs locaux. Voir  liege.bedans mon propre village natal (Momalle) et l’ai découvert durant les recherches de cette présente analyse…

En outre, pour illustrer la disparité géographique des épiceries durables, il est utile de mentionner l’accessibilité de ces lieux de distributions. Prenons l’exemple du magasin ‘Nos Racines’8  Voir nosracines.be (implanté à Herve), épicerie engagée et solidaire proposant des produits locaux et de saison ainsi que des produits importés tout aussi soucieux de l’environnement et de la justice sociale. Pour accéder à ce magasin, et même si l’on vient d’un village proche (Dalhem, Blegny, Housse, etc.), la voiture reste le moyen le plus pratique puisqu’il faut compter environ 2 heures pour s’y rendre en bus. En termes d’accessibilité, la tâche de se nourrir ‘correctement’ devient compliquée. Enfin, si l’on prend le village de Momalle mentionné dans l’exemple du GAC, qui se situe pourtant en Hesbaye (zone connue pour sa production agricole), il faut faire au minimum 12 kilomètres en voiture avant de trouver un magasin concentrant une diversité minimale de produits locaux. Ces exemples démontrent que la contrainte géographique est bien présente dans les milieux ruraux, ce qui peut accentuer de manière encore plus aiguë les inégalités déjà bien présentes entre les personnes/familles précarisées et le reste de la société civile.

La précarité alimentaire, affaire des villes ?

Un facteur également intéressant à prendre en compte quand on veut se saisir des disparités de consommation de produits locaux entre milieux ruraux et milieux urbains est la part du budget des différents ménages alloués à l’alimentation. Selon une enquête9  Enquête disponible sur le site du SPF Économie, economie.fgov.be de l’AB-REOC (Association Belge de Recherche et d’Expertise pour les Organisations de Consommateurs), la majorité des Wallons (60,8%) considère comme importante l’origine locale des produits lors de leurs achats. Autre statistique intéressante ; seulement un Belge sur cinq se dit prêt à payer davantage pour un aliment local quand presqu’un Wallon sur deux trouve les prix de l’alimentaire très élevés. En croisant ces données à celle selon laquelle la pauvreté monétaire est plus présente dans les milieux plus densément peuplés10  Données disponibles sur economie.fgov.be , on peut dès lors supposer que la part du budget des ménages allouée aux aliments locaux serait moindre en ville.

La lecture du Compte-rendu de la conférence Précarité et alimentation du Festival Nourrir Liège11  Disponible sur  catl.be nous informe que si le prix des aliments locaux et de saison peut représenter un obstacle, d’autres freins existent comme la proximité ou non des points de vente et le manque de temps (pour faire ses courses, pour cuisiner, etc.). Ces dernières informations déjà constatées en amont permettent de faire le lien avec le point sur l’accessibilité géographique, les ménages précarisés se retrouvent plus souvent en ville là où les produits locaux sont les plus disponibles… Disponibles oui, mais pour qui ? La variable économique montre qu’ils le sont pour un public plus favorisé. En ce qui concerne la campagne, la précarité est également une réalité qui vient amplifier les obstacles précédemment cités et notamment celui de la proximité des points de ventes puisque, comme démontré dans les points précédents, ces derniers sont souvent moins accessibles qu’en milieu urbain.

Une prise de conscience de l’inaccessibilité

Cependant, certaines initiatives instaurées par les pouvoirs publics vont dans le sens d’une augmentation de l’accessibilité au plus grand nombre des produits locaux comme par exemple l’initiative Circuit court du Centre Provincial Liégeois de Promotion et de Gestion en Agriculture qui, depuis 2012, intègre des produits de producteurs liégeois dans plus de septante moyennes et grandes surfaces12  Voir l’initiative « Circuit court » sur le site de la Province de Liège,  provincedeliege.be . Bien que privilégier les petits magasins et épiceries reste l’objectif, l’intégration de ce type de produits dans des magasins dits ‘conventionnels’ permet une accessibilité plus généralisée à ceux-ci. L’on peut également citer l’initiative ‘Du local dans mon point de vente’ soutenue par la Région wallonne et qui permet des actions de fidélisation et d’accessibilité aux produits alimentaires durables13  Voir l’initiative « Du local dans mon point de vente » : mangerdemain.be
.

De plus, une recherche participative14  Recherche participative menée en collaboration avec  le Réseau wallon de la lutte contre la pauvreté (RWLP), la coopérative Paysans-Artisans et l’asbl Réalisation Téléformation et Animation (RTA). sur le thème de l’alimentation lancée en février 2024 et qui sera menée jusqu’à l’été 2025 met en lumière une prise de conscience des pouvoirs publics de l’intérêt grandissant pour le circuit-court et le local. À la lecture des documents15  Documents disponibles sur intermag.be présentant la recherche, il est intéressant de constater que les pouvoirs publics ont bien conscience du contraste des situations de famille précarisées et du reste de la population. Quand dans les premières on se demande si on aura assez à manger pour la semaine, dans les autres on se dit « ça serait bien cette semaine de manger uniquement local ». La véritable question que la société civile et les pouvoirs publics doivent se poser, c’est « Comment permettre aux premières familles de se faire la seconde réflexion ? ». Éléments de réponse en guise de conclusion…

À quand une alimentation durable pour toutes et tous ?

Cette analyse avait pour objectif de montrer les disparités entre « villes »  et « campagnes » en termes d’accessibilité à la nourriture locale et durable. Si l’on  a pu remarquer au cours de cet exercice qu’il existe bien des différences entre les deux, notamment au regard de l’accessibilité géographique, il est important de constater que là où la précarité se trouve, qu’elle soit rurale ou urbaine, la consommation de produits locaux de qualité diminue16  Pour plus d’informations sur ce sujet, lire le mémorandum du Conseil de Politique Alimentaire de Liège Métropole : catl.be . Si la question de la conscientisation sur le sujet n’était pas l’objet de cette analyse, elle peut en être la continuité, car être informé des initiatives existantes telles que celles citées ou d’autres peut être l’une des clés ouvrant la porte de l’alimentation locale et durable à un prix équitable. La Ceinture Aliment-Terre Liégeoise (CATL)17 catl.be , dans son Mémorandum de 2024, insiste sur le droit universel à une alimentation durable bafoué face à une précarité grandissante de la population. Plus précisément, la CATL explore deux leviers d’actions nécessaires pour une alimentation durable pour toutes et tous.

En premier lieu, l’appui à des outils efficaces tels que la restauration collective notamment via l’accompagnement des cantines et des collectivités dans leur transition vers plus de durabilité. Ainsi, « la transition vers des cuisines et des cantines durables ne peut (…) se faire sans une concertation et un accompagnement de l’ensemble des acteurs concernés (du responsable des achats au consommateur final, en passant par tous les acteurs de terrain). Cet accompagnement doit s’inscrire dans un processus long afin de permettre le changement d’habitudes et de comportements de manière pérenne» 18 catl.be et d’insister sur le fait que cet accompagnement ne peut en aucun cas être conditionné ou payant. Le deuxième levier d’action proposé par la CATL est le soutien à des projets innovants tels que la sécurité sociale de l’alimentation19  Lire à ce sujet l’analyse d’Action Vivre Ensemble, La sécurité sociale de l’alimentation en débat. Disponible sur vivre-ensemble.be qui permet « la réalisation du droit à l’alimentation via l’octroi aux personnes d’une allocation permettant d’acheter des produits alimentaires conventionnés. (…) La SSA est un dispositif de démocratie alimentaire qui garantit le droit à l’alimentation et permet de lutter contre la pauvreté alimentaire tout en finançant les circuits courts vertueux, les petits producteurs. »20  catl.be Outil génial pour lutter contre la précarité alimentaire, un projet pilote, BEES coop21  BEES coop pour la coopérative Bruxelloise, Ecologique, Economique et Sociale, « initiative citoyenne qui a pour but de créer une alternative à la grande distribution classique en proposant des produits de qualité, à des prix accessibles à tous, bons pour la famille et la planète. » Voir bees-coop.be , a été mis en place en 2023 à Schaerbeek et a permis d’octroyer 150€ par mois à 70 bénéficiaires du CPAS de Schaerbeek à dépenser au magasin d’alimentation durable BEES coop22  Rapport de l’expérience pilote Beescoop disponible sur collectif-ssa.be. En espérant que ce genre de projet pilote puisse se répliquer dans d’autres villes et sur d’autres territoires et permettre ainsi une véritable alimentation durable pour toutes et tous.

  • 1
     Voir fiche n°5 du bep-environnement  bep.be
  • 2
     Voir à ce sujet l’analyse d’Action Vivre Ensemble sur l’initiative Les Petits Producteurs (LPP) : archives.vivre-ensemble.be
  • 3
  • 4
     Données tirées du site WalStat,  walstat.iweps.be
  • 5
     GOLINVAUX, A., État des lieux des formes émergentes de distributeurs de produits locaux en province de Liège, Mémoire en géographie humaine & démographie, Liège, Université de Liège, 2022.
  • 6
     Donnée tirée du site Commune commune-gemeente.be
  • 7
     Le GAC est un groupe de personnes qui se réunissent régulièrement pour acheter ensemble des produits de qualité directement aux producteurs et transformateurs locaux. Voir  liege.be
  • 8
  • 9
     Enquête disponible sur le site du SPF Économie, economie.fgov.be
  • 10
     Données disponibles sur economie.fgov.be
  • 11
     Disponible sur  catl.be
  • 12
     Voir l’initiative « Circuit court » sur le site de la Province de Liège,  provincedeliege.be
  • 13
     Voir l’initiative « Du local dans mon point de vente » : mangerdemain.be
  • 14
     Recherche participative menée en collaboration avec  le Réseau wallon de la lutte contre la pauvreté (RWLP), la coopérative Paysans-Artisans et l’asbl Réalisation Téléformation et Animation (RTA).
  • 15
     Documents disponibles sur intermag.be
  • 16
     Pour plus d’informations sur ce sujet, lire le mémorandum du Conseil de Politique Alimentaire de Liège Métropole : catl.be
  • 17
  • 18
  • 19
     Lire à ce sujet l’analyse d’Action Vivre Ensemble, La sécurité sociale de l’alimentation en débat. Disponible sur vivre-ensemble.be
  • 20
  • 21
     BEES coop pour la coopérative Bruxelloise, Ecologique, Economique et Sociale, « initiative citoyenne qui a pour but de créer une alternative à la grande distribution classique en proposant des produits de qualité, à des prix accessibles à tous, bons pour la famille et la planète. » Voir bees-coop.be
  • 22
     Rapport de l’expérience pilote Beescoop disponible sur collectif-ssa.be
Avec le soutien de