L’Arizona à l’assaut de la social-démocratie. Une offensive antisociale
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Après 9 mois de gestation, le gouvernement Arizona s’est installé en février dernier sous la houlette du premier ministre nationaliste flamand Bart De Wever. Fortement ancré à droite, parfois même avec une vision d’extrême droite quand on évoque la question migratoire, le nouveau gouvernement a d’emblée annoncé des mesures qui rompent avec la tradition sociale belge. Comme nombre d’acteurs, le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) parle d’« offensive antisociale » dirigée contre les populations les plus vulnérables alors que les plus riches sont plutôt épargné.es. Les mesures de ce nouveau gouvernement concrétisent une inversion qui prévalait jusqu’ici et qui voulait que les plus faibles soient a priori protégé.es plutôt que suspecté.es. Une approche qui marque une victoire des narratifs imposés par la droite conservatrice.
Des grèves générales à répétition, des mouvements sectoriels en pagaille… Le moins que l’on puisse écrire, c’est que, depuis son avènement (le 3 février 2025), le nouveau gouvernement Arizona (dit de centre droit puisque composé, à droite de la N-VA et du MR, à gauche de Vooruit, et au centre du CD&V et des Engagés) n’a pas pris beaucoup de gants pour faire passer ses mesures d’austérité. Pas plus d’ailleurs que les deux partis francophones n’en avaient pris lors de la composition des majorités francophones. On peut gloser sur la nécessité de maintenir des régimes de départ à la pension très favorables pour les militaires ou les agent.es de la SNCB, le constat est plus frappant si l’on adopte une vision plus générale.
« Si l’on regarde dans le détail l’ensemble de l’accord fédéral 1Pour l’analyse complète de l’accord fédéral rédigée par le MOC, voir moc.be , on voit qu’il contient cinq offensives : des offensives antidémocratique, antisociale, anti-migratoire, anti-climatique et anti-fédérale 2Dans cette analyse, nous nous concentrerons uniquement sur les aspects sociaux. Une deuxième analyse sera consacrée aux attaques contre la société civile comme contre-pouvoir et comme actrice de la démocratie sociale. . Les mesures au niveau de la Région wallonne ou de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’inscrivent totalement dans un seul et même projet. Cinq offensives cohérentes contre, globalement, la social-démocratie que nous défendons. Le projet d’égalité, de justice, d’émancipation, de solidarité est absent de ces accords à différents niveaux. Traditionnellement, il y a toujours, même dans des projets très à droite, l’un ou l’autre point qui n’est pas trop négatif ; là, vraiment, il n’y a rien à sauver. Structurellement, pour nous, il y a trois marqueurs des politiques de l’égalité : les services publics, le droit des travailleurs et la sécurité sociale. Et ces trois piliers sont attaqués », résume Ariane Estenne, présidente du MOC (Mouvement ouvrier chrétien3Créé en 1945, le MOC est la ‘coupole’ belge francophone des organisations à visée sociale du pilier chrétien : la CSC, la Mutualité chrétienne, Vie féminine, Les Équipes populaires, JOC (Jeunes organisés et combatifs, ex-Jeunesse ouvrière chrétienne). ) depuis 20194Entretien avec l’auteur, 3 avril 2025. .
Sans être dirigée par l’extrême droite ni basculer dans le trumpisme, à part dans les propos et attitudes de quelques personnalités au populisme exacerbé comme Georges-Louis Bouchez, la Belgique a pourtant bel et bien entamé à son tour un virage, tournant le dos à ce qui ressemblait à un ADN, celui, globalement, de la social-démocratie et de la démocratie chrétienne qui ont été aux affaires presque sans discontinuer depuis 1945 : une culture de l’État-providence et de la Sécurité sociale, une sensibilité forte aux acquis sociaux et au droit du travail, un service public fort, un sens du compromis et une approche apaisée et ouverte des évolutions sociétales 5Même sur ce dernier point, sur lequel les jeunes « devraient » être plus ouverts que leurs aînés, c’est le contraire qui est visible actuellement y compris chez nous, par exemple vis-à-vis des minorités sexuelles, présentées comme des « ennemis » dans certains pays (Hongrie, États-Unis…). Voir rtbf.be (interruption volontaire de grossesse, euthanasie, mariage homosexuel…).
Genèse d’un virage
Depuis de longues années, la droite avait désigné son totem : mettre fin au particularisme belge, à savoir cette antienne répétée à l’envi selon laquelle notre pays est le seul État de l’Union européenne où les allocations de chômage ne sont pas limitées dans le temps6Voir rtbf.be. À peine au travail, le gouvernement De Wever en a fait une priorité lors de son premier exercice budgétaire.
Et c’est ainsi que le ministre de l’Économie et de l’Emploi, David Clarinval (MR), semblait triomphal à l’heure d’annoncer : « Au 1er janvier prochain, il y aura 100 000 chômeurs exclus7Voir lesoir.be . Il est à noter que la FGTB a annoncé soutenir ses affilié.es qui se pourvoiraient en justice contre cette mesure : rtbf.be . » Le résultat de la décision de limitation dans le temps de ces allocations de chômage. D’ici à 2028, « tous les 320 000 demandeurs d’emploi qui n’ont pas retrouvé du travail auront été exclus, à l’exception des nouveaux entrants et de ceux qui étaient exemptés de cette limitation, comme les plus de 55 ans et les artistes. Nous estimons qu’un tiers des exclus ne trouvera pas de travail et s’adressera au CPAS. C’est pourquoi, dès 2026, plusieurs centaines de millions seront alloués aux CPAS pour les aider à faire face à cet afflux de personnes. »
On peut s’interroger sur l’intérêt de reporter le poids de la charge de l’Onem vers les CPAS, eux-mêmes écrasés financièrement, comme réponse simpliste au chômage. On est aussi interloqué par le caractère victorieux qu’a pris cette annonce mais, du point de vue de l’analyse, il y a clairement une vision idéologique des choses. « On observe », poursuit Ariane Estenne, « une vision de la société où il y aurait, d’une part, des individus en pleine capacité, des hommes blancs, au travail et en bonne santé, et d’autre part, tous ceux et celles qui ne rentrent pas dans cette vision sont attaqué.es : les femmes, les chômeur.ses, les personnes migrantes, les malades de longue durée. Dès qu’on n’est plus cet individu entrepreneur de lui-même qui met tout en place pour être le plus efficace possible, on est stigmatisé ! Ce qui est annoncé, c’est une énorme augmentation de la précarité, avec le renvoi de dizaines de milliers de personnes vers les CPAS et de gens qui seront carrément privés de revenus. Cela concerne majoritairement des femmes, cela crée de nouvelles dépendances et de nouvelles violences, évidemment pour les femmes en premier lieu. Plus aucun de filet de sécurité pour autant de gens, cela n’est plus arrivé depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ensuite, il y a les malades de longue durée. Selon un raisonnement pervers, on confond personnes malades et personnes qui ne veulent pas travailler et on pense qu’en mettant en place des logiques de responsabilisation, les gens vont se remettre au travail. On remet la responsabilité sur les acteurs de première ligne qui seraient sanctionnés s’ils ne font pas leur travail de remise à l’emploi. Toute la sécurité sociale est affaiblie avec la réforme des pensions et la fragilisation des organismes de concertation sociale. Enfin, sur le plan du droit du travail, on fait des pas importants vers la flexibilisation du travail, le travail de nuit et du dimanche : tout ce qui permet de concilier vie privée et professionnelle est attaqué avec probablement à la clé une hausse des maladies ! »
Changement de paradigme
Au-delà des mesures sociales à proprement parler, on peut clairement parler de changement de paradigme et d’inversion de la logique et du discours : au nom du sauvetage de l’État-providence8Voir lesoir.be, présenté comme un des enjeux de la cure d’austérité dans un contexte d’augmentation des dépenses militaires, ce sont les plus vulnérables (et non les fameuses « épaules les plus larges ») qui sont impacté.es prioritairement. Dans l’« accord de Pâques », qui annonce l’exclusion de 100 000 personnes de leur droit au chômage, est également annoncée une DLU (déclaration libératoire unique, à savoir une régularisation pour les « fraudeurs fiscaux »)9Voir lalibre.be . Car si le fortuné « fraudeur » fiscal est invité à régulariser sa situation sans trop de dégâts, le ton est totalement différent quand il s’agit des malades et des médecins qui « abusent » des certificats médicaux et des « chômeurs qui n’ont jamais travaillé de toute leur vie » (phrase martelée par la plupart des responsables de la majorité).
Les personnes qui n’ont pas d’emploi, dont la santé ne leur permet pas de travailler, qui arrivent en Belgique sans rien pour fuir des situations de guerre dramatiques ne sont plus perçues comme des personnes en vulnérabilité que l’État-providence doit aider mais vues a priori comme des fraudeur.ses, des tricheur.ses ou des profiteur.ses en puissance10Le mot « profiteurs » est d’ailleurs une constante obsessionnelle tant dans le discours d’un Bouchez que d’un Trump. Sauf que, par un singulier retournement des choses, les profiteurs pour Trump, ce sont les Européens et que c’est même sur le dos des Américains que nous avons pu construire notre Sécurité sociale et pas eux ! . « C’est la victoire de la stigmatisation de la vulnérabilité, un discours qui a percolé de manière décomplexée et qui morcèle toute la société », estime Ariane Estenne.
Une victoire (temporaire, espérons-le) dans ce que l’on appelle désormais la « guerre culturelle ». Comme l’écrit le conseiller en communication Jérôme Van Ruychevelt Ebstein11VAN RUYCHEVELT EBSTEIN, Jérôme, Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires ? Le cas de la Belgique francophone, Fondation Ceci n’est pas une crise, 2025. Voir cecinestpasunecrise.org en analyse des résultats des élections de 2024, la droite francophone, surtout Bouchez, a pu imposer « un basculement des cadres moraux dans l’opinion publique ». Les valeurs qui se sont imposées grâce au narratif conservateur sont : la responsabilité individuelle, le mérite, la sécurité, l’efficacité et la fierté culturelle. À l’inverse, les « cadres moraux » de la gauche et de la société civile ont perdu : la démocratie, la solidarité et la justice sociale, la redistribution des richesses, le soin à l’environnement et la dignité humaine.
Une offensive contre la démocratie sociale
En Belgique, la « pilarisation »12La pilarisation renvoie à un système de gouvernance « basé sur la structuration d’un ensemble d’organisations (partis, mutualités, écoles, associations d’éducation permanente, etc.) en fonction de tendances idéologiques concomitantes » (laicite.be). de la vie politique a donné un rôle historique considérable aux syndicats et aux mutualités13Le taux de syndicalisation en Belgique a beau être en baisse constante, il est un des plus élevés au monde (seuls, au sein de l’OCDE, les pays scandinaves font mieux) et concerne un Belge sur deux : crisp.be. Est-ce que parce que la N-VA est un parti jeune ne disposant pas de ces piliers et que, côté MR, les syndicat et mutuelle libéraux sont beaucoup moins puissants que ceux des piliers socialiste et catholique ? Toujours est-il que ces deux partis, désormais au pouvoir, sont les pourfendeurs de ces structures. Bart De Wever a toujours dénoncé le rôle des syndicats dans le paiement des allocations de chômage, par exemple, tandis que Georges-Louis Bouchez « déplore la paralysie de la Wallonie et de Bruxelles, en raison du conservatisme des syndicats et des mutuelles. Il dénonce l’absence de légitimité démocratique des personnes qui incarnent ces institutions, alors qu’elles gèrent des budgets qui leur sont confiés par l’État14Voir mr.be . »
Il est probable que, pour s’imposer, une telle vision a dû infuser au-delà des sympathisant.es naturel.les de ces partis et s’appuyer sur le vote de personnes qui « votent contre leur propre intérêt », à commencer par ces personnes qui, elles-mêmes, sont en difficulté et voient dans l’autre un.e « profiteur.se ». « Il y a un effet d’hégémonie culturelle : même les gens les moins aisés rêvent d’avoir la vie des milliardaires. Nombre d’animateurs dans les quartiers les plus défavorisés nous le disent : des gens qui n’ont pas de voiture sont contre les mesures touchant la voiture parce que leur rêve est d’avoir un jour une voiture. Le rêve de réussite a dépassé la conscience de classe. Avant, on savait pour qui voter pour son propre intérêt. Désormais, le rêve de consommation a dépassé tout ça. Le discours selon lequel tout le monde peut y arriver l’emporte sur une lecture de classe. » (Ariane Estenne)
Ou pour le dire autrement : « La pensée individualiste est devenue la pensée intuitive » et « les valeurs individualistes structurent le sens commun de la majorité des gens, quelle que soit la classe sociale » (Jérôme Van Ruychevelt). Bref, la pensée de la droite a fini par rejaillir sur les politiques et l’électorat de gauche.
La question est de savoir si, en Belgique francophone, peu habituée au vote majoritaire à droite, contrairement à la Flandre, ceux et celles qui ont voté pour ce type de discours l’ont fait en connaissance de cause et si ces résultats sont appelés à se répéter dans la durée ou si les importantes manifestations contre les mesures de l’Arizona constituent déjà une remise en cause de ces choix.
- 1Pour l’analyse complète de l’accord fédéral rédigée par le MOC, voir moc.be
- 2Dans cette analyse, nous nous concentrerons uniquement sur les aspects sociaux. Une deuxième analyse sera consacrée aux attaques contre la société civile comme contre-pouvoir et comme actrice de la démocratie sociale.
- 3Créé en 1945, le MOC est la ‘coupole’ belge francophone des organisations à visée sociale du pilier chrétien : la CSC, la Mutualité chrétienne, Vie féminine, Les Équipes populaires, JOC (Jeunes organisés et combatifs, ex-Jeunesse ouvrière chrétienne).
- 4Entretien avec l’auteur, 3 avril 2025.
- 5Même sur ce dernier point, sur lequel les jeunes « devraient » être plus ouverts que leurs aînés, c’est le contraire qui est visible actuellement y compris chez nous, par exemple vis-à-vis des minorités sexuelles, présentées comme des « ennemis » dans certains pays (Hongrie, États-Unis…). Voir rtbf.be
- 6Voir rtbf.be
- 7
- 8Voir lesoir.be
- 9Voir lalibre.be
- 10Le mot « profiteurs » est d’ailleurs une constante obsessionnelle tant dans le discours d’un Bouchez que d’un Trump. Sauf que, par un singulier retournement des choses, les profiteurs pour Trump, ce sont les Européens et que c’est même sur le dos des Américains que nous avons pu construire notre Sécurité sociale et pas eux !
- 11VAN RUYCHEVELT EBSTEIN, Jérôme, Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires ? Le cas de la Belgique francophone, Fondation Ceci n’est pas une crise, 2025. Voir cecinestpasunecrise.org
- 12La pilarisation renvoie à un système de gouvernance « basé sur la structuration d’un ensemble d’organisations (partis, mutualités, écoles, associations d’éducation permanente, etc.) en fonction de tendances idéologiques concomitantes » (laicite.be).
- 13Le taux de syndicalisation en Belgique a beau être en baisse constante, il est un des plus élevés au monde (seuls, au sein de l’OCDE, les pays scandinaves font mieux) et concerne un Belge sur deux : crisp.be
- 14Voir mr.be


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