Une personne est recroquevillée au bord de la route, enveloppée dans une couverture. En arrière-plan, les lumières de la ville et des passants.
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Analyse

Le sans-abrisme à Bruxelles. La faute à personne, la faute à tout le monde ?

par Eloïse Tuerlinckx
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Chaque année, Bruss’help, la plateforme bruxelloise qui coordonne les dispositifs d’aides aux personnes sans-abri, réalise un recensement des personnes mal-logées ou sans-abri à Bruxelles. En 2025, elle a dénombré plus de 9777 personnes sans-abri ou mal logées. Des chiffres qui font froid dans le dos et qui représentent une augmentation de 25 % en seulement deux ans.

Un problème politique aux conséquences dramatiques

Le nombre de personnes sans-abri ne cesse donc d’augmenter1Voir Dénombrement des personnes sans abri : résultats alarmants. Pourtant, en signant la Déclaration de Lisbonne en 2021, la Belgique s’est engagée à éradiquer le sans-abrisme d’ici 2030 (voir encadré).

La Déclaration de Lisbonne reprend cinq lignes politiques :  

  1. Personne ne dort dans la rue en l’absence d’un logement d’urgence accessible, sûr et adéquat ;
  2. Personne ne vit dans des abris d’urgence ou temporaires plus longtemps que nécessaire pour une transition réussie vers une solution de logement permanente ;
  3. Personne ne sort d’une institution (prison, hôpital, établissement de soins) sans qu’un logement convenable ne lui ait été proposé ;
  4. Les expulsions doivent être évitées dans la mesure du possible et personne n’est expulsé sans bénéficier d’une aide pour trouver une solution de logement convenable, si nécessaire ;
  5. Personne n’est discriminé en raison de son statut de sans-abri.

Source : Fin du sans-abrisme : plus que 6 ans pour y parvenir.  

La Belgique a donc encore une longue route à parcourir pour parvenir à ses engagements. Mais s’attaquer au problème du sans-abrisme nécessite une coordination qui n’est jamais chose aisée entre nos différents niveaux de pouvoir.

En effet, le sans-abrisme fait partie de ces matières qui touchent à de nombreux enjeux : le logement, évidemment, mais aussi la santé, l’emploi, la migration… Tant de compétences qui appartiennent à des niveaux de pouvoirs différents et donc, à différentes institutions. « S’attaquer au sans-chez-soirisme nécessite de travailler sur trois leviers »2Toutes les citations de Sacha Hancart proviennent d’un entretien réalisé le 07 juillet 2025 à Bruxelles. explique Sacha Hancart, avocat et assistant chargé de recherche à l’UCL Saint-Louis Bruxelles dont le domaine d’expertise est le sans-abrisme. « Premièrement, il y a la prévention, c’est-à-dire éviter que les gens arrivent en rue. Deuxièmement, il y a l’accueil d’urgence, quand les personnes sont dans la rue. Et enfin, troisièmement, il y a la réinsertion : comment récupérer un logement, des droits sociaux. Or, à Bruxelles, ces trois axes sont éclatés entre plein d’entités. L’axe 1 par exemple, la prévention, ce sont tous les services d’aides aux personnes, les services de prévention, d’aide aux assuétudes, aux addictions aux drogues, mais aussi les services de médiations de dettes, les CPAS3Les CPAS, Centres Publics d’Action Sociale, relèvent des communes et ont pour mission de garantir des conditions de vie décentes par l’intermédiaire d’aides sociales et financières., qui sont concernés. »

« Les gens tombent à la rue notamment parce qu’ils n’ont plus d’adresse, plus de domicile, donc plus d’accès à leurs droits sociaux. Il existe bien des systèmes pour obtenir une adresse fictive au CPAS, mais c’est compliqué à mettre en œuvre, les démarches peuvent être longues. Entre les dettes, les soucis de santé mentale, les assuétudes, etc. il y a plusieurs degrés de difficultés qui vont éloigner petit à petit les gens des structures d’aides et les faire tomber à la rue. Ces services de prévention sont liés à la personne et donc gérés par la COCOF et la Communauté flamande. »

Sans-abrisme ou sans-chez-soirisme ?

De nombreuses associations favorisent l’usage du terme ‘sans-chez-soirisme’ à celui de ‘sans-abrisme’. Le terme ‘sans-chez-soirisme’ est plus complet puisqu’il renvoie aux personnes sans-abri – qui dorment dans l’espace public – mais également celles et ceux qui n’ont pas de chez-soi, c’est-à-dire qui dorment dans des squats, dans des hébergements d’urgence, qui sont temporairement logé·es par des proches, etc.  

« Pour ce qui concerne la compétence du logement, c’est la Région de Bruxelles-Capitale qui a la main et donc également sur tout ce qui concerne l’expulsion d’un logement. La Région a par exemple mis en place depuis 2023 un ‘moratoire hivernal’, qui signifie donc que les propriétaires ne peuvent plus expulser leurs locataires durant l’hiver. La Région pourrait décider d’en faire quelque chose d’encore plus strict, comme l’interdiction d’expulser un locataire s’il n’y a pas de solution de logement derrière. »

COCOM, COCOF, Communauté flamande… Comment comprendre la lasagne institutionnelle à Bruxelles ?

En Belgique, il y a trois communautés : la Communauté française, la Communauté flamande et la Communauté  germanophone. Contrairement aux Régions (Région flamande, Région wallonne, et Région de Bruxelles-Capitale), les Communautés ne sont pas basées sur un territoire, mais sur la langue parlée. Bruxelles étant un territoire bilingue, la Communauté française (appelée Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 2011) et la Communauté flamande doivent toutes les deux y exercer leurs compétences. Elles le font via des ‘Commissions communautaires’ :

  • La Commission communautaire flamande (Vlaamse Gemeenschapcommissie). Elle joue un rôle vis-à-vis des institutions unilingues néerlandophones.
  • La COCOF. La Commission communautaire commune française s’occupe notamment de certaines institutions unilingues francophones, comme des établissements scolaires ou des lieux culturels. En plus, la COCOF dispose d’un parlement et d’un gouvernement : des politiques peuvent être menées par la COCOF dans certaines matières, comme l’aide sociale ou l’intégration des personnes immigrées.
  • La COCOM. La Commission communautaire commune gère les institutions qui ne peuvent pas être considérées comme relevant seulement d’une des deux langues comme des institutions liées à la santé (hôpitaux) ou à l’aide aux personnes.

« Concernant l’axe 2, l’accueil d’urgence, c’est la COCOM qui est compétente. L’association publique, Bruss’help, créée par la COCOM, a un rôle de coordination des différents acteurs associatifs. La COCOM s’occupe principalement en la matière d’attribuer des subsides à des organisations de terrain. Elle reconnaît par là qu’elle ne gère pas directement ces compétences et délègue en quelque sorte le travail à des associations de terrain comme la Croix-Rouge, l’Îlot et beaucoup d’autres… La COCOM n’est pas la seule compétente concernant ce second axe. En effet, on estime que 30 à 40% des personnes en rue sont des personnes sans titre de séjour régulier. Dans ce cas, cela relève alors des compétences du fédéral, qui a pour devoir de loger ces personnes et qui pourtant ne le fait pas. L’État belge a déjà été condamné par les tribunaux belges et par la Cour des Droits de l’Homme, sans que rien ne change. Ce devoir retombe alors sur les autorités bruxelloises qui subsidient par exemple la Plateforme citoyenne d’accueil aux réfugiés ou sur certaines communes qui peuvent mettre en place des hébergements d’urgence. Pour ce qui est de la réinsertion, le troisième axe, on peut également considérer que c’est la COCOM qui est compétente, notamment avec l’aide aux personnes. »

Sortir du labyrinthe institutionnel pour sortir de la rue ?

Si l’éclatement des compétences entre les différentes entités constitue donc visiblement un problème, est-ce que faire du sans-abrisme une compétence à part entière pourrait alors constituer une solution ?

« Créer une compétence du sans-abrisme reviendrait à placer une rustine sur un système qui ne fonctionne pas » répond clairement Sacha Hancart4Pour aller plus loin, voir l’article rédigé par Sacha Hancart, La répartition des compétences et le fédéralisme coopératif en matière de sans-abrisme à Bruxelles : des cache-misères ?, disponible sur 045-076-La-repartition-des-competences-et-le-federalisme-cooperatif-en-matiere-de-sans-abrisme-a-Bxl_S.-Hancart.pdf. « Il n’y a pas que le sans-abrisme qui souffre de cet éclatement de compétences en Région bruxelloise. Ce que de nombreux juristes recommandent, c’est de simplifier les institutions pour permettre à Bruxelles d’être moins divisée, de simplifier les obstacles liés à la langue… Ça simplifierait aussi le travail des associations de terrain qui auraient moins d’interlocuteurs différents.

J’ai étudié la question d’un point de vue du droit constitutionnel, en travaillant sur la base de rapports d’associations, d’articles sociologiques, des plateformes de concertation, en confrontant tout cela au droit public et à notre modèle fédéral, mais les associations de terrain sont évidemment les mieux placées pour parler des solutions. Un travail important a été réalisé à ce sujet, coordonné par Bruss’help : un document collaboratif intitulé  ‘Masterplan’ qui étudie la question en profondeur et liste une série de recommandations.5Voir Masterplan de fin du sans-chez-soirisme – PDF »

« En attendant, je pense qu’il est important d’en parler, de démonter les clichés du sans-abrisme qui sont encore très nombreux, et de rappeler que c’est avant tout un problème de société, que c’est un choix de société de laisser dormir les gens dehors. »

Reste à savoir si notre société aura le courage politique de dépasser ses cloisons institutionnelles et de prendre les mesures nécessaires pour garantir un toit à chacun et chacune.

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    Toutes les citations de Sacha Hancart proviennent d’un entretien réalisé le 07 juillet 2025 à Bruxelles.
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    Les CPAS, Centres Publics d’Action Sociale, relèvent des communes et ont pour mission de garantir des conditions de vie décentes par l’intermédiaire d’aides sociales et financières.
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    Pour aller plus loin, voir l’article rédigé par Sacha Hancart, La répartition des compétences et le fédéralisme coopératif en matière de sans-abrisme à Bruxelles : des cache-misères ?, disponible sur 045-076-La-repartition-des-competences-et-le-federalisme-cooperatif-en-matiere-de-sans-abrisme-a-Bxl_S.-Hancart.pdf
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