Un bâtiment en verre sous un ciel bleu
Cour européenne des droits de l’homme, Strasbourg
photo par Zsófia Vera Mezei
Analyse

Étrangers et voyageurs sur cette terre. Plaidoyer contre une instrumentalisation du droit à des fins politiques

par Patrick Debucquois et Axelle Fischer
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Au départ d’une lettre co-signée par le Premier ministre belge à la Cour européenne des Droits de l’Homme, un important débat médiatique a eu lieu sur le rôle et le fonctionnement de la Cour étant donné les questions sécuritaires et migratoires actuelles.  Dans cette analyse, issue d’une carte blanche parue dans La Libre Belgique, Action Vivre Ensemble identifie les enjeux et risques pour notre démocratie européenne, tel que le droit instrumentalisé à des fins politiques. Dans un contexte anxiogène, chaque  citoyen∙ne belge (et in extenso européen∙ne) doit avoir accès à d’autres grilles de lecture que celles issues de certains discours simplistes nourris par la peur. Chacun·e d’entre nous doit pouvoir faire usage des garde-fous qui nous restent…  et que nous devons défendre.

Le 22 mai 2025, le Premier ministre belge Bart De Wever a adressé avec huit autres pays européens une lettre à la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH)1echr.coe.int. C’est à l’initiative des Premières ministres d’Italie et du Danemark  (Giorgia Meloni et Mette Frederiksen) que la Belgique, l’Autriche, la République tchèque, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne ont interpellé l’instance pour lui demander de laisser plus de libertés aux pays membres. Leur revendication : avoir plus d’autonomie pour lutter contre l’immigration illégale et, plus concrètement, avoir la possibilité d’expulser des migrants ayant commis des actes graves2Cette analyse est issue d’une carte blanche publiée dans la Libre Belgique (16/06/2025) disponible sur lalibre.be ainsi que d’une interview d’Axelle Fischer dans l’émission Décryptages de RCF (30/05/2025) disponible cathobel.be.

Un article publié3Voir la-croix.com par le journal La Croix (modifié le 23 mai) cite des extraits de cette lettre et montre ainsi la volonté des auteurs de remettre en question la Convention européenne des Droits de l’Homme4Le texte complet  est disponible sur  cncdh.fr qu’ils jugent dépassée au vu des réalités actuelles : il est « nécessaire d’entamer une discussion sur la manière dont les conventions internationales répondent aux défis auxquels nous faisons face aujourd’hui ».

Un des points communs de ces responsables politiques est leur vision de l’immigration et des « risques » pour leurs pays. À titre d’exemple, nous pouvons citer l’action de Giorgia Meloni qui projette de  faire construire, en Albanie, des centres dits d’accueil (aux yeux de nos associations, ce sont des centres de rétention) pour les migrants interpellés en mer par les autorités italiennes5Les juges italiens ont refusé de valider et, à l’heure d’écrire ces lignes, la question a été renvoyée à la Cour européenne de justice..

Dans le cas qui nous occupe, les neuf ministres souhaitent se voir octroyer plus de liberté et pouvoir ainsi renvoyer des étrangers qui, cite le journal La Libre Belgique6lalibre.be  « ont profité de notre hospitalité pour commettre des délits et faire en sorte que d’autres personnes se sentent en danger ». En bref, renvoyer « chez eux » des étrangers migrants, en situation irrégulière et responsables d’actions criminelles.  

En tant que membres de la société civile, cela nous pose question, et ce à plusieurs niveaux.

Le principe de la séparation des pouvoirs, un garde-fou à défendre

Rappelons que le texte intitulé « Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » est un traité international qui a été signé peu de temps après la deuxième guerre mondiale (en 1950) par les États membres du Conseil de l’Europe pour protéger les droits de l’Homme et les libertés fondamentales. Le niveau supranational de la Cour, créé pour contrôler son respect par les pays, montre la volonté originale de garantir le principe de séparations des pouvoirs : le droit ne peut être utilisé comme instrument politique. Il s’agit d’une balise importante de nos sociétés démocratiques que les neuf ministres signataires de la lettre à la Cour européenne essaient de contourner : « Nous croyons que l’évolution de l’interprétation de la Cour a, dans certains cas, limité notre capacité à prendre des décisions politiques dans nos propres démocraties » cite le journal La Croix.

Le pouvoir d’un langage simpliste et anxiogène

Ensuite, il y a un risque de voir des politiques être établies sur base d’un nombre de cas limités. Nous constatons une dérive du langage politique (non seulement au niveau international mais également en Belgique) ainsi que le développement de discours populistes basés sur la peur des citoyens. Ainsi, quand les signataires de la lettre disent « En toute modestie, nous pensons que notre approche est fortement alignée sur celle de la majorité des citoyens européens »7Neuf pays, dont la Belgique, veulent plus de marge contre l’immigration illégale. La Libre Belgique, 24 et 25 mai 2025 nous assistons à un cercle vicieux dans lequel, la peur ressentie par quelques un·es est instrumentalisée pour justifier de mesures ; cette peur étant elle-même nourrie par des discours anxiogènes.

Ce type d’initiatives contribue donc à normaliser un discours de plus en plus radical sur la migration.

De plus, ces discours, simplistes, donnent des informations partiales voire erronées.

Ainsi, en réponse à cette lettre, 15 professeurs de droit de plusieurs universités belges ont réagi. Dans leur carte blanche, publiée par le journal Le Soir8lesoir.be, ils déconstruisent certains arguments avancés par les Premiers ministres.

Premièrement, ils et elles insistent sur l’importance de l’indépendance de la Cour en démontrant sa recherche, constante, d’équilibre entre d’une part la base légale tout en tenant compte, d’autre part, du but légitime afin que la décision soit proportionnée. Ensuite, ces professeurs montrent, jurisprudence à l’appui, que de nombreuses décisions de la Cour donnent raison aux autorités nationales. Une limite existe… les renvois ne sont empêchés que, disent-ils « face à des risques très sérieux pour l’intégrité des (personnes) concernées ». En d’autres termes, la Cour s’oppose, même dans des cas très sérieux comme la lutte contre le terrorisme, au renvoi des personnes si, une fois dans leur pays d’origine, elles sont susceptibles de subir des cas de torture, par exemple. Ce qui doit primer est notre respect de la dignité humaine.

Cette carte blanche a suscité des réactions. Soulignons par ailleurs que ces échanges par voie de presse montrent l’intérêt d’un débat public sur une question essentielle à nos démocraties. Dans une contribution publiée par La Libre Belgique, le professeur Marc Bossuyt, ancien commissaire général aux réfugiés et apatrides, s’en est pris avec véhémence  aux auteurs de la carte blanche9lalibre.be.  

Plusieurs affirmations du Prof. Bossuyt nous paraissent devoir être rectifiées, voire dénoncées, notamment parce qu’elles participent à la confusion ambiante autour des questions de migration, confusion dont les migrants sont souvent les premières victimes.

La première de ces affirmations est la suivante : « En 2012, la Cour a jugé que la Belgique avait violé l’interdiction de la torture parce qu’elle avait déporté au Kurdistan un Irakien (M.S.) reconnu coupable de terrorisme en Belgique. Cependant, il n’apparaît nulle part qu’il y ait été maltraité ».

Sous les apparences du bon sens, une telle affirmation est, à la réflexion, renversante : le fait qu’une personne n’ait pas été torturée dans un pays connu pour pratiquer régulièrement la torture justifierait donc a posteriori qu’elle y soit expulsée ? Il faudrait donc, pour interdire une telle expulsion, que la personne en question y soit d’abord torturée ? À notre connaissance, toute analyse juridique doit prendre en compte la notion de risque, et le cas échéant, ce risque était avéré.

Autre affirmation : « Pendant la campagne du Brexit, l’un des arguments forts avancés par les Brexiters était que la Cour européenne (…) empêchait l’expulsion de terroristes. Il n’y aurait pas eu de Brexit si 0,95 % des électeurs s’étaient prononcés contre plutôt qu’en faveur du Brexit ».

Ici encore, la partialité de l’analyse étonne. Les bons observateurs de l’Union européenne s’entendent très majoritairement à considérer que le Brexit est la conséquence prévisible d’un grand malentendu initial, qui s’est produit au moment de l’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté Économique Européenne. Pour ce dernier, il s’agissait d’abord d’adhérer à un marché unique, alors que la phrase fondatrice du Traité de Rome évoquait bien le projet d’une « Union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe« . Ici encore, on voit poindre d’inquiétantes dérives du droit, ramené à un instrument politique censé notamment répondre au « chantage » d’autres États, ainsi que l’atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Revenir à une lecture éthique des enjeux migratoires

Face aux risques pour la démocratie évoqués ci-dessus, nos associations rappellent le rôle primordial que peut avoir le citoyen∙ne européen·e, dont belge : celui, bien sûr, de choisir ses élus en connaissance de cause, en analysant les programmes électoraux. Et, plus fondamentalement, en faisant acte d’une vigilance constante à l’égard des élus. Nous pouvons ici rappeler que les séances plénières de la chambre sont publiques et que celles-ci sont l’occasion pour les 150 députés élus de contrôler le gouvernement fédéral. Par ailleurs, le nombre d’arguments échangés par voie de presse dans la situation qui nous occupe, montre l’importance d’avoir une lecture critique : qui parle ? Quelle est non seulement la manière dont les acteurs et actrices en présence se définissent mais aussi quels sont leurs actes ?

Il est urgent de revenir à une lecture éthique des enjeux migratoires.

Tout l’enseignement social de l’Église, rappelé avec force par les papes François et Léon, nous rappelle que, selon un passage fameux de l’épître aux Hébreux, nous sommes « des étrangers et des voyageurs sur cette terre ». Le droit n’a pas à privilégier le fort sur le faible ni à justifier des discriminations non fondées. Un criminel étranger n’a pas à être jugé plus sévèrement qu’un criminel belge. En outre, le recours à la notion de « crime » nous paraît également devoir être interrogée, en particulier au regard de l’impunité dont jouissent actuellement les auteurs des pires d’entre eux, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

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    Cette analyse est issue d’une carte blanche publiée dans la Libre Belgique (16/06/2025) disponible sur lalibre.be ainsi que d’une interview d’Axelle Fischer dans l’émission Décryptages de RCF (30/05/2025) disponible cathobel.be
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    Le texte complet  est disponible sur  cncdh.fr
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    Les juges italiens ont refusé de valider et, à l’heure d’écrire ces lignes, la question a été renvoyée à la Cour européenne de justice.
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    Neuf pays, dont la Belgique, veulent plus de marge contre l’immigration illégale. La Libre Belgique, 24 et 25 mai 2025
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