Une photo de plusieurs personnes en costumes de manchots posant devant la roue conçue par Alter'actifs.
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Analyse

Quel(s) mode(s) d’action pour changer le monde ?

Militance
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Pauvreté, inégalités, dommages environnementaux… Pour beaucoup, le monde ne tourne pas rond. D’où une volonté d’entreprendre des actions qui, à différents niveaux, ont pour but de faire bouger les lignes. Mais, entre actions de sensibilisation, déploiement d’alternatives ou désobéissance civile, des tensions sont parfois vives pour déterminer ce qui est le plus efficace. Et si la solution consistait à lier ces tendances avec des « et » plutôt qu’avec des « ou », à les voir comme complémentaires plutôt que contradictoires ?

La roue du changement des Alter’actifs1Et Alter’actives… Elles y tiennent et elles ont raison !

Depuis quelques années, les Alter’actifs (groupe de jeunes qui se mobilise avec Action Vivre Ensemble) utilisent une roue qu’ils ont conçue pour réfléchir et faire réfléchir aux différentes manières de changer le monde.

Photographie de la roue conçue par les Alter’actifs avec les dix thèmes et les trois modes d’action.

Il s’agit en fait d’une petite roue superposée à une plus grande et d’une flèche. La grande roue est divisée en dix thèmes : « Bahut » (école) ; « sexe » ; « taf » (travail) ; « vote » (politique) ; « pub » ; « piaule » (logement) ; « bank » (banque) ; « bagnole » (voiture) ; « télé » et « bouffe » (alimentation). Le petite, centrale, est divisée en trois modes d’action : « sensibilisation – avec (le système dominant) » ; « alternatives – sans (le système dominant) » ; « affrontement – contre (le système dominant) ». 

Lors d’événements dans l’espace public ou lors de festivals, les Alter’actifs demandent aux passants de faire tourner la grande puis la petite roue et de lire ce qu’elles indiquent dans le prolongement de la flèche. Les participants sont alors invités à donner un ou des exemples concrets d’alternatives (existantes ou à mettre en place) pour changer le monde en fonction de la thématique et du mode d’action désignés par la flèche.

L’objectif : faire réfléchir autour des différentes modes d’action pour changer le monde (avec, sans, contre le système dominant) et surtout mettre en lumière les complémentarités  des modes d’action!

Avec, contre ou sans ?

Les Alter’actifs ont notamment été inspirés par le travail de Franck Lepage, militant français de l’éducation populaire2Appelée « éducation permanente » en Belgique. À ne pas confondre avec la formation continuée. La démarche de l’éducation permanente vise l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives…, connu pour avoir créé le concept de « conférences gesticulées3Les conférences gesticulées sont des conférences spécifiques à l’éducation populaire, considérées comme un outil de formation, d’émancipation et de politisation. Leur forme est à mi-chemin entre la conférence-débat traditionnelle et le spectacle. » et pour être le cofondateur de la coopérative française d’éducation populaire « Le Pavé » (fondée en 2007- dissolue en 2014). C’est plus précisément une conférence gesticulée d’Anthony Brault, autre membre de la coopérative « Le Pavé », qui a donné naissance à l’idée de la roue du changement des Alter’actifs. En effet, dans sa conférence gesticulée intitulée « Le plein d’énergie : une autre histoire du militantisme, ou comment changer le monde, en toute humilité », Anthony Brault explique que « pour changer le monde, il y aurait trois piliers et ça serait comme un tabouret à trois pieds. Ça veut dire que si un seul pied manque, ce tabouret ne peut pas tenir debout et on ne pourra jamais changer le monde. Les trois pieds sont les suivants : le premier pied, ce serait l’éducation populaire (…), le deuxième pied serait les alternatives exemplaires (…) et le troisième pied c’est l’affrontement »4http://www.scoplepave.org/le-plein-d-energie..

En Belgique, Amaury Ghijselings et Sébastien Kennes, formés auprès de la coopérative « Le Pavé », ont repris la thématique dans leur spectacle « Radical !? »5http://conferences-gesticulees.be/?page_id=24 qui constitue une des premières conférences gesticulées belges. C’est eux qui parlent d’agir « avec, contre ou sans » le système.

Ainsi, il y a ceux qui font « avec » le système tel qu’il existe6Précisons qu’il s’agit d’une classification qui, comme toutes les catégorisations, enferme, l’essentiel étant ici de distinguer les grands traits des modes d’action mobilisés.. On entend par système, l’organisation économique (capitaliste) et politique qui domine le monde. Ils sensibilisent, expliquent, forment les gens pour qu’ils comprennent mieux le monde dans lequel ils vivent et pour qu’ils puissent devenir des citoyens critiques et actifs. C’est le rôle des associations qui font de l’éducation permanente, par exemple.

Il y a ceux qui font « sans » le système. Ce sont ceux qui mettent en place des alternatives économiques et sociales. Ce sont ceux qui innovent à leur échelle. Dans leur quartier ou leur ville, ils veulent rassembler les citoyens au-delà des clivages, avec la volonté de se concentrer sur le concret, sur les réalisations tangibles, loin des éternels grands discours politiques. Ils veulent « faire » et surtout « faire ensemble » parce que c’est motivant. Ce sont les citoyens engagés dans une initiative de Transition ou dans une association de solidarité. Ce sont également ceux qui, par exemple, changent de vie pour aller garder des chèvres dans la montagne, devenir maraîcher bio ou boulanger artisan.

Enfin, il y a ceux qui font « contre » le système. Ce sont ceux qui combattent le système économique et politique en résistant, par exemple, aux politiques qui détricotent les services publics et la sécurité sociale. Ce sont ceux qui font face aux entreprises qui détruisent l’environnement et causent des inégalités et de la pauvreté. Ceux-là pensent que le changement est d’abord une lutte et qu’il faut se concentrer sur le système. Ils sont dans l’affrontement. Ils manifestent, boycottent et mènent des actions directes ou pratiquent la désobéissance civile, par exemple. Mais attention, quand on dit affrontement, ce n’est pas forcément violent. Ainsi, s’il existe des casseurs motivés par le bien commun (par exemple les casseurs de publicité dans l’espace public), la désobéissance civile, elle, est une forme de résistance non-violente7Cette analyse laisse de côté la question néanmoins très intéressante de la violence dans l’action militante. Précisons cependant qu’ici, s’il peut être question de violence symbolique ou matérielle, en aucun cas, nous ne cautionnons l’atteinte à l’intégrité physique d’un individu..

Penser avec des « et » et non des « ou »

Anthony Brault explique aussi dans sa conférence gesticulée que, trop souvent, chaque militant a tendance à penser que sa façon de faire est plus efficace et dénigre les autres modes d’action. Il est vrai que c’est un débat qui traverse le monde militant. Souvent les gens qui veulent un autre monde, qui désirent la justice sociale et le respect de l’environnement, et partagent grosso modo les mêmes valeurs et les mêmes objectifs discutent, voire se disputent, sur la manière d’y parvenir.

Par exemple, des militants de culture plus « syndicale » pensent que l’affrontement est inévitable parce qu’il y a toujours une caste qui profite du système et qui n’a pas intérêt à ce que les choses changent. Ils ont donc plus souvent tendance à penser que les petites alternatives sont dérisoires et que, pire, elles peuvent détourner le citoyen du rapport de force qui oppose la grande majorité à ceux qui profitent de privilèges politiques et économiques.

Quand Rob Hopkins a sorti son Manuel de Transition en 20088Rob HOPKINS, Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale (trad. de l’anglais), Montréal/Escalquens, Éditions Écosociété, 2010, 216 p., il a dû essuyer les critiques des tenants de formes plus classiques de militantisme. « Un écologisme apolitique »9Paul CHATTERTON & Alice CUTLER, Un écologisme apolitique ? Débat autour de la Transition, Les éditions Écosociété, 2013 est le titre d’un pamphlet écrit par deux militants anglais qui pensent que le mouvement citoyen de la Transition devrait davantage s’inscrire dans la démarche des mouvements sociaux, désigner clairement ses « adversaires » politiques et s’opposer au pouvoir et à ceux qui détiennent richesse et influence10Sur cette question voir aussi l’analyse d’Action Vivre Ensemble : « Transition et politique : je t’aime, moi non plus », 2017. En ligne : https://vivre-ensemble.be/Transition-et-politique-je-t-aime-moi-non-plus.

Les initiateurs des alternatives tels que Rob Hopkins, quant à eux, sont convaincus qu’il est essentiel de mettre sur pied des projets qui montrent que d’autres manières de faire, de vivre et de préparer le futur sont possibles. Certains promoteurs de la Transition expliquent qu’il faut montrer l’exemple et se moquent parfois des manifestants anticapitalistes vêtus de marques et défilant une cannette de soda ou de bière de grandes multinationales à la main ! Ils expliquent aussi que c’est important qu’il y ait des alternatives inspirantes pour nourrir le discours de ceux qui sensibilisent et de ceux qui manifestent11Sur cette question voit aussi l’analyse d’Action Vivre Ensemble : « Transition, l’affaire de tous ? Le rôle de l’éudcation permanente. En ligne :https://vivre-ensemble.be/Transition-l-affaire-de-tous-Le-role-de-l-education-permanente.

Ceux qui sensibilisent pensent que le plus important, c’est la prise de conscience et que sans celle-ci une citoyenneté active n’est pas possible. Les militants plus radicaux leur répondent que ce n’est pas en organisant des débats, des projections et des conférences – qui échappent d’ailleurs difficilement à l’« entre soi » – qu’on renverse un système économique et social injuste.

Finalement, comme le dit Anthony Brault avec l’image du tabouret à trois pieds, l’important est de ne pas opposer ces trois modes d’action parce qu’ils sont complémentaires. Les gens engagés pour améliorer le monde perdent souvent beaucoup de temps à discréditer les partisans d’un autre mode d’action ! C’est dommage parce que ça déforce les mouvements sociaux. Ce qui est important c’est que toutes ces actions peuvent contribuer à créer un monde plus juste.

La sensibilisation peut pousser au développement d’une alternative, comme celle-ci peut être l’occasion de se sensibiliser aux enjeux économiques et sociaux plus globaux. L’éducation permanente et l’exemple d’alternatives concrètes nourrissent aussi l’affrontement qui permet aux mouvements sociaux d’exister dans l’espace public et de faire pression sur le politique.

Une alternative peut constituer « en même temps » un excellent outil de sensibilisation. Par exemple, un potager collectif qui est une alternative au système agroalimentaire peut aussi être un puissant outil de réflexion sur toutes les questions liées à l’alimentation, au respect de l’environnement, à la santé, à l’économie et aux capacités citoyennes. Il peut également constituer un outil de désobéissance civile quand il prend racine dans une ZAD12L’expression zone à défendre (ou ZAD) est utilisé pour désigner une forme de squat à vocation politique, la plupart du temps à l’air libre, et généralement destinée à s’opposer à un projet d’aménagement d’une zone verte..

Une action de désobéissance aussi, tout en étant un acte de résistance, peut être une occasion de faire réfléchir les gens. Quand des collectifs de citoyens recouvrent ou arrachent des affiches publicitaires ou en détournent les slogans, c’est également une manière de sensibiliser l’opinion publique.

Enfin, individuellement, il est possible d’être engagé dans deux ou les trois modes d’action à la fois. Cela ne s’exclut pas ! Chacun, selon sa sensibilité, son vécu, la cause, le contexte, va préférer se mobiliser avec le système, contre le système ou sans le système. Beaucoup changent même de mode d’action au cours du temps en fonction de leurs rencontres, de l’évolution de leurs convictions, de leurs énergies, de leurs envies et de leur disponibilité. Ces trois formes d’engagement sont complémentaires.

Si les différents modes d’action se renforcent et permettent le changement, il faut alors penser avec des « et » et pas avec des « ou ». Il n’y a pas à choisir. Il n’y a pas à dénigrer. Par exemple, un militant anti-publicité qui ne casse pas, ne doit pas se sentir obligé de condamner ceux qui entendent libérer l’espace public en brisant les publicités.

Individuel ou collectif ?

Enfin, il y a clivage entre les partisans du combat collectif et les promoteurs de l’action individuelle.

Les premiers disent que les actions individuelles, les changements de comportements personnels, ne servent à rien tant que les rapports de force au niveau économique et politique ne changent pas. Ils critiquent même le côté culpabilisant de ceux qui prêchent une conversion écologique des modes de vie.

Les seconds affirment que c’est trop facile de ne rien entreprendre individuellement sous prétexte que le système ne change pas. Ceux-là pensent que c’est la somme des comportements individuels qui renforce le pouvoir des acteurs dominants de l’économie.

Là encore, ce débat est stérile. Si les gens changent de comportement mais que le système politique et économique n’évolue pas, les colibris13Référence à une légende amérindienne, reprise notamment par le mouvement colibris qui encourage chacun à « faire sa part » pour contribuer à la transition écologique et sociétale. s’épuiseront. Si le système politique et économique changeait sans que les gens ne changent, ce serait une sorte de dictature.

Le changement ne viendra donc pas d’actions uniquement collectives ni uniquement individuelles. Elles sont complémentaires. C’est l’alliance de la transformation sociale et de la transformation individuelle qui permettra un vrai changement.

Tout est politique !

Finalement, la tension qui existe entre les adeptes de l’alternative (mode d’action « sans » le système) et ceux de l’affrontement (« contre » le système), tout comme celle qui existe entre les partisans de la transformation individuelle ou collective, renvoient à la question de l’engagement politique.

Reprenons alors les mots de Félicien Bogaerts14Félicien Bogaerts est un animateur de radio et de télévision, vidéaste et militant écologiste belge. Il est le co-fondateur de la chaîne Le Biais Vert sur YouTube et Facebook. quand il dit que « la responsabilité du simple citoyen est marginaledans le système qui détruit le vivant. C’est un système industriel, hiérarchisé, qui repose sur des mécanismes complexes, interdépendant et coercitifs. Paradoxalement, l’individu, qui pourtant se trouve au centre du récit porté par une société individualiste, a très peu de poids dans l’organisation de cette société. La plupart des choix stratégiques qui régissent notre vie et celle de la communauté sont pris à d’autres niveaux pour servir des intérêts souvent économiques, politiques ou géopolitiques, qui nous dépassent très largement »15Voir Le Biais Vert : Coup de gueule – comment lutter ? En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=r7uYo_Qo7m8.

En conséquence, vouloir changer le monde, quel que soit le mode d’action, c’est remettre en question ce système industriel, hiérarchisé et coercitif qui détruit le vivant et qui crée de la pauvreté. Et quand on y regarde de plus près, même si, pour certains modes d’action, c’est moins explicite, chacun d’eux a finalement cet objectif. Que ce soit « avec », « contre » ou « sans », « individuellement » ou « collectivement », il y a toujours la volonté d’un changement social, donc politique16Avec un grand « P » par opposition à la politique partisane ou politicienne..

Si le lien, le « et », semble devoir être au cœur de la recette pour changer le monde, c’est parce que, que nous le voulions ou non, nous formons une seule et même société, un seul monde et que chaque décision politique ou économique a un impact sur notre vie à toutes et tous.

Ainsi, il nous faut apprendre à penser de manière systémique et lier thématiques, actions et méthodes. Aucun des modes d’action pour construire un monde de justice sociale et environnementale n’est à déconsidérer. Il ne faut plus nous obliger à choisir, à caricaturer ou à discréditer les modes d’action qui nous sont moins familiers. Il nous faut les voir, tous, comme indispensables et complémentaires. Et penser la convergence.

Jean-Yves Buron
Coordinateur régional Action Vivre Ensemble Liège

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    Et Alter’actives… Elles y tiennent et elles ont raison !
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    Appelée « éducation permanente » en Belgique. À ne pas confondre avec la formation continuée. La démarche de l’éducation permanente vise l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives…
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    Les conférences gesticulées sont des conférences spécifiques à l’éducation populaire, considérées comme un outil de formation, d’émancipation et de politisation. Leur forme est à mi-chemin entre la conférence-débat traditionnelle et le spectacle.
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    Précisons qu’il s’agit d’une classification qui, comme toutes les catégorisations, enferme, l’essentiel étant ici de distinguer les grands traits des modes d’action mobilisés.
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    Cette analyse laisse de côté la question néanmoins très intéressante de la violence dans l’action militante. Précisons cependant qu’ici, s’il peut être question de violence symbolique ou matérielle, en aucun cas, nous ne cautionnons l’atteinte à l’intégrité physique d’un individu.
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    Rob HOPKINS, Manuel de Transition : de la dépendance au pétrole à la résilience locale (trad. de l’anglais), Montréal/Escalquens, Éditions Écosociété, 2010, 216 p.
  • 9
    Paul CHATTERTON & Alice CUTLER, Un écologisme apolitique ? Débat autour de la Transition, Les éditions Écosociété, 2013
  • 10
    Sur cette question voir aussi l’analyse d’Action Vivre Ensemble : « Transition et politique : je t’aime, moi non plus », 2017. En ligne : https://vivre-ensemble.be/Transition-et-politique-je-t-aime-moi-non-plus
  • 11
    Sur cette question voit aussi l’analyse d’Action Vivre Ensemble : « Transition, l’affaire de tous ? Le rôle de l’éudcation permanente. En ligne :https://vivre-ensemble.be/Transition-l-affaire-de-tous-Le-role-de-l-education-permanente
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    L’expression zone à défendre (ou ZAD) est utilisé pour désigner une forme de squat à vocation politique, la plupart du temps à l’air libre, et généralement destinée à s’opposer à un projet d’aménagement d’une zone verte.
  • 13
    Référence à une légende amérindienne, reprise notamment par le mouvement colibris qui encourage chacun à « faire sa part » pour contribuer à la transition écologique et sociétale.
  • 14
    Félicien Bogaerts est un animateur de radio et de télévision, vidéaste et militant écologiste belge. Il est le co-fondateur de la chaîne Le Biais Vert sur YouTube et Facebook.
  • 15
    Voir Le Biais Vert : Coup de gueule – comment lutter ? En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=r7uYo_Qo7m8
  • 16
    Avec un grand « P » par opposition à la politique partisane ou politicienne.