Sécurité en Europe – Kit de ‘survie’ ou … de ‘solidarité’ ?
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En Europe comme dans d’autres parties du monde, l’actualité est effrayante. La guerre qui s’enlise en Ukraine, le génocide en cours à Gaza, le populisme de Trump outre-Atlantique, la montée de l’extrême-droite un peu partout… Où que porte notre regard, l’ombre inquiétante de la guerre plane. Nos démocraties sont clairement en danger et nous faisons face à une situation que notre pays n’avait pas connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte anxiogène, le réarmement de la Belgique (re)devient une priorité gouvernementale, au détriment d’autres secteurs pourtant exsangues et en besoin manifeste de financement.
Le 10 mars 2025, le journal Le Soir publiait l’information suivante : « Le Centre de crise national (NCCN) va lancer une campagne visant à rendre la population belge plus ‘résiliente’ face aux crises, dans un contexte international tendu. L’objectif est de clarifier comment se mettre à l’abri, évacuer et élaborer son propre plan d’urgence. ‘Il n’y a aucune raison de paniquer, mais nous devons jeter les bases d’une “culture du risque” dans notre pays’, estime le Centre de crise. Le NCCN propose ainsi une série de recommandations, notamment celle de se munir des kits d’urgence à la maison en cas de fuite de gaz, d’inondation, de conflit armé, etc. (…) ‘Il faut que la population puisse être autonome et résiliente en cas d’urgence’ justifie le porte-parole du NCCN. L’objectif est que tout le monde connaisse l’utilité du numéro d’urgence 112 et les différents risques auxquels nous allons être confrontés dans les années à venir (…). »
Le réarmement de l’Europe : mise en contexte
Le gouvernement l’affirme : « Il faut d’urgence réinvestir dans la défense, dans l’armement, acheter des avions de combats, des chars d’assaut, des véhicules, des munitions, des drones, rétablir le service militaire. Des déploiements internationaux accrus sont également prévus, notamment en Roumanie, au Kosovo et pour la formation de pilotes ukrainiens de F16. Il faut aussi consacrer un important pourcentage de notre PIB à financer nos engagements vis-à-vis de l’OTAN »1Édition du journal Le Soir, 22 juillet 2025 . Le défilé militaire de ce 21 juillet dernier illustre bien ces choix politiques : « Comme chaque année, la place des Palais s’est transformée en scène d’apparat, rythmée par le pas cadencé des militaires, le vrombissement des avions et les applaudissements du public… La Défense belge, forte d’environ 26 000 membres, vise à atteindre 34 500 militaires d’ici 2035… »2Idem.
À contre-courant de ce discours, Samuel Legros, chargé de plaidoyer politique à la CNAPD (Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie), plaide tout l’inverse : réduire au plus bas les dépenses militaires nationales. Il remet en question l’efficacité de l’appareil militaire argumentant que « dans la grande majorité des cas, le prétendu remède a aggravé les maux (songeons, par exemple, à l’Irak ou à la Libye), quand il n’a pas, purement et simplement, fait figure de parenthèse morbide »3LEGROS, Samuel, En débat. Si l’on veut la paix, il faut arrêter de préparer la guerre dans Politique, n° 129, mars 2025. Disant cela, il souligne notamment les conséquences catastrophiques des interventions militaires au sens large ainsi que du manque d’évaluation de l’outil militaire. En effet, un regard dans le rétroviseur nous permet d’avancer que non, il n’apporte pas forcément de « pacification » ou de « stabilisation ».
Le co-président du parti Ecolo, Samuel Cogolati dénonce quant à lui une ventilation des dépenses militaires « complètement anarchique »… « La vraie question en matière de défense, et que personne n’ose affronter dans la classe politique, c’est que nous dépensons horriblement mal »4Voir https://www.rtbf.be/article/rearmement-de-l-europe-nous-depensons-horriblement-mal-selon-le-co-president-d-ecolo-11516918 . En effet, le co-président d’Ecolo, s’il n’est pas contre un réarmement de l’Europe, plaide pour une stratégie commune des efforts de guerre entre les différents pays européens et rappelle l’urgence climatique qui nous concerne toutes et tous : « Moi, je plaide pour les Etats-Unis d’Europe autonome sur le plan militaire mais aussi sur le plan énergétique. Et ça, c’est le grand oublié. La guerre climatique aujourd’hui est complètement oubliée et pourtant c’est un ennemi avec lequel vous ne pourrez pas négocier »5Voir https://www.rtbf.be/article/rearmement-de-l-europe-nous-depensons-horriblement-mal-selon-le-co-president-d-ecolo-11516918.
La norme imposée par l’OTAN est d’octroyer 2% du PIB des pays membres aux dépenses militaires. Cette norme avait été validée sous le gouvernement Di Rupo (2011-2014). La guerre en Ukraine a accéléré cet objectif des 2% : en 2022, seuls 7 pays de l’OTAN avaient atteint les 2%. En 2024, 23 pays avaient atteint ce quota. Forte de cet engouement, l’OTAN passerait à la vitesse supérieure avec l’instauration d’une nouvelle norme, c’est-à-dire 3,6%… Ce qui s’apparente à une surenchère est confirmé par le budget belge des dépenses militaires, en constante évolution depuis 2017. Tendance qui se confirme avec le gouvernement Arizona qui s’est donné pour objectif d’atteindre les fameux 2% d’ici à la fin de la législature, ce qui équivaut à une augmentation de 5,5 milliards d’euros (pour un grand total de 13,6 milliards d’euros)6LEGROS, Samuel, En débat. Si l’on veut la paix, il faut arrêter de préparer la guerre dans Politique, n° 129, mars 2025.
La guerre en Ukraine, un facteur déclencheur
L’offensive russe lancée en Ukraine a clairement été un facteur déclencheur dans le réarmement de l’Europe. L’ombre menaçante d’une hypothétique guerre en Europe a l’air de justifier à elle seule le budget pharaonique du secteur de la défense qui se fait, rappelons-le, au détriment d’autres domaines absolument essentiels, tels que la santé, l’éducation ou encore l’environnement.
L’Ukraine est proche de nous, géographiquement et culturellement. L’idée ici n’est pas de lancer un débat sur la honteuse hiérarchisation occidentale des souffrances du monde – car nous n’accueillons pas de la même manière les Érythréen·nes ou les Ukrainien·nes par exemple – , or, les Belges ont vu affluer, du jour au lendemain, des milliers de réfugiés ukrainiens…
Dans une telle actualité, comment ne pas se projeter dans un pays en guerre ? Comment ne pas se dire que “nous sommes les prochains ?” Comment ne pas regarder, médusés, la vidéo “What’s in my bag?” où on voit la Commissaire européenne Hadja Lahbib, hilare, déballer hors de son sac à main le contenu d’un kit de survie7Cette vidéo a été motivée par une idée de l’Union européenne d’enjoindre chaque citoyen de l’Europe à avoir avec eux des kits de survie pour 72h. Voir https://www.rtl.be/actu/belgique/societe/dans-une-video-humoristique-hadja-lahbib-presente-le-kit-de-survie-europeen/2025-03-26/article/744004 et https://www.rtl.be/actu/monde/europe/des-kits-de-survie-pour-72-heures-en-cas-de-crise-voici-lidee-proposee-par/2025-03-25/article/743885 afin d’enjoindre aux Européens de se préparer au pire ? Le ton joyeux de la vidéo contraste singulièrement avec le sérieux du sujet… Il n’y a en effet rien de drôle à se préparer à affronter une guerre, surtout dans un pays qui n’en a pas connu depuis presque 80 ans. Si l’on peut juger la vidéo maladroite, elle est révélatrice de la volonté de prouver que le pays, et plus largement l’Europe, est face à un conflit imminent. Dans un tel contexte, la hausse du budget militaire peut difficilement être remise en question.
Entre juin et août 2023, le journaliste indépendant Serge Hastom a arpenté la Russie de long en large pour tenter de comprendre le conflit. Allant jusqu’aux confins de cet immense territoire, de Sébastopol à Vladivostok, il a recueilli des dizaines de témoignages qui montrent un autre visage de cette guerre, comme celui d’Elena qui, du fin fond de la Sibérie, donne à réfléchir sur la réelle éventualité d’un conflit généralisé en Europe (voire à la relativiser): “Bien sûr qu’il y a de la propagande chez nous, tout le monde le sait, depuis toujours. En France aussi il y en a, seulement vous ne la voyez pas. À la télé, on vous dit que la Russie pourrait envahir l’Europe, hein? On vous dit que Poutine se prend pour un tsar, qu’il va envoyer la bombe atomique, qu’il faut défendre l’Ukraine parce que sinon, après, ça sera au tour de la Pologne, de l’Allemagne, de la France ! On est le plus vaste pays du monde, le plus riche, peut-être le plus sauvage, le plus beau, on n’a même pas assez d’habitants pour peupler notre territoire et vous croyez vraiment qu’on veut conquérir d’autres pays ? C’est un conflit régional, l’Ukraine, et vos politiciens parlent de menace planétaire. Tout ça, c’est pour vous faire accepter de dépenser des milliards et des milliards en bombes, en chars, en avions qui remplissent les poches des industriels et permettent à vos politiques de mener une guerre économique par procuration !”8HASTOM, Serge, Autostop Poutine. Au bout de la Russie en guerre dans Pisser dans les cours d’eau. Carnets de reportage très indépendants, éd. du Faubourg, 2025, p. 77-78
Pourtant, peu de gens savent que l’Europe est déjà surarmée, rappelle Samuel Legros… En effet, les dépenses des pays européens membres de l’OTAN s’élevaient à 389 milliards d’euros en 2024. De son côté, Samuel Cogolati a fait le calcul : en additionnant les dépenses militaires de chaque pays européen, il explique qu’en réalité l’Europe dépense trois fois plus que la Russie en matière de défense, à savoir respectivement 326 milliards d’euros contre 130 milliards d’euros.9Voir https://www.rtbf.be/article/rearmement-de-l-europe-nous-depensons-horriblement-mal-selon-le-co-president-d-ecolo-11516918
Sécurité nationale et sécurité sociale
Au même moment et dans un contexte d’austérité croissante, notre gouvernement limite les allocations de chômage dans le temps, réforme les pensions, veut remettre les malades de longue durée au travail, sabre dans les revenus des cohabitants… Ces décisions marquent un tournant stratégique, motivé par la double nécessité de redresser des finances publiques sous pression et de renforcer la sécurité nationale dans un environnement géopolitique instable. Ces mesures présentent des défis socio-économiques considérables. Elles affectent le pouvoir d’achat et vont augmenter potentiellement le risque de pauvreté ; elles vont transférer des charges financières vers les services sociaux locaux et les CPAS, déjà structurellement débordés.
« La hausse des dépenses militaires, intrinsèquement insécurisante, se fera nécessairement au détriment de celles qui assurent réellement la sécurité des individus et de la planète : soins de santé, éducation, développement, lutte contre le dérèglement climatique… Ces augmentations successives du budget en armement continueront aussi à éloigner les différents États que les crises multiples que nous vivons ces dernières années commandent pourtant de rapprocher »10LEGROS, Samuel, En débat. Si l’on veut la paix, il faut arrêter de préparer la guerre dans Politique, n° 129, mars 2025. souligne Samuel Legros.
De plus, le mécanisme de financement de la défense, qui repose sur des coupes sociales et la vente d’actifs publics, est très controversé et pourrait creuser les divisions sociétales existantes et le mécontentement public. Gérer efficacement ces décisions qui affectent les générations futures reste un défi complexe à relever.
Sans minimiser le besoin pour un pays de renforcer sa sécurité, n’oublions pas que vivre dans la pauvreté comporte aussi son lot d’insécurité. Ainsi, il ne faut pas opposer sécurité nationale et sécurité sociale mais essayer de les combiner, car l’une ne va pas sans l’autre.
L’épreuve du confinement lié à la crise sanitaire du Covid nous a bien révélé l’importance de la solidarité. En effet, revenons en mars 2020… Souvenons-nous : c’est le début de la crise sanitaire, au moment du confinement. Les longues journées sont rythmées par les infos du soir concernant l’évolution de la pandémie et des mesures à prendre ainsi que les applaudissements crépusculaires pour le personnel soignant.
Après un temps de sidération et le plaisir de retrouver une liberté volée par des obligations sociales et professionnelles, le confinement devient assez rapidement de plus en plus pénible. Face à cette situation inédite, certains essaient de réinventer une autre manière de vivre, de communiquer, de créer. Pour d’autres, notamment les plus précarisés, le quotidien s’avère de plus en plus compliqué : isolement, perte de repères et de sens, violence intra-familiale, dépression…
Avec le recul, nous constatons que cette période a mis en évidence l’importance vitale des liens sociaux qui nous unissent les uns aux autres. Sans eux, la vie peut être difficile à supporter. Alors, si l’ombre de la guerre nous inquiète et que la seule réponse apportée par nos gouvernements est le réarmement et la confection d’un kit d’urgence, cela ne suffira malheureusement pas. Car ce dont nous avons besoin, et de manière urgente, en plus d’un kit de survie, c’est d’un « kit de solidarité ».
En effet, dans un contexte difficile, la solidarité est plus que jamais essentielle. Elle constitue le fondement de nos relations humaines et de notre capacité à surmonter les défis ensemble. Le kit de la solidarité serait ainsi un ensemble d’outils et de valeurs qui nous permettraient de cultiver l’entraide et le soutien mutuel. Souvent sous-estimées, ce sont au contraire des ressources inépuisables et très puissantes à long terme.
Plaidoyer pour un kit alternatif
Si un tel kit solidaire existait, que contiendrait-il ?
- En tout premier lieu, la sécurité sociale. Plus qu’un élément indispensable à la sécurité, elle en constitue le socle.
- Une mise en commun des compétences de chacun et de chacune permettrait la création d’un réseau de partage de savoir et/ou de ressources matérielles. Forts de ce réseau solidaire, la mise en place d’une plateforme de trocs et d’échanges de denrées, d’outils et de compétences permettrait d’améliorer le quotidien.
- Créons des ‘carnets de survie émotionnelle’ et notons-y des poèmes, des textes ou des photos qui nous inspirent.
- Établissons une liste de contacts urgents : des numéros de téléphone, ceux des voisins et de leurs proches, des personnes âgées seules dans notre quartier, des membres de nos familles élargies.
- Si le kit de survie est basé sur des ressources matérielles (nourriture, vêtements, etc.), le kit de solidarité, lui, met l’accent sur les relations humaines, la sécurité sociale et le soutien communautaire.
L’idée fondamentale de ce kit alternatif solidaire est que, dans les moments de crise, la force d’une communauté unie est aussi vitale que les ressources matérielles. C’est une invitation à se connecter avec notre entourage, à rester attentif à tout.es, à défendre les droits de chacun.e car la force d’une communauté ne se mesure pas uniquement dans ses ressources matérielles mais aussi dans sa capacité à rester unie et solidaire…
- 1Édition du journal Le Soir, 22 juillet 2025
- 2Idem
- 3LEGROS, Samuel, En débat. Si l’on veut la paix, il faut arrêter de préparer la guerre dans Politique, n° 129, mars 2025
- 4Voir https://www.rtbf.be/article/rearmement-de-l-europe-nous-depensons-horriblement-mal-selon-le-co-president-d-ecolo-11516918
- 5Voir https://www.rtbf.be/article/rearmement-de-l-europe-nous-depensons-horriblement-mal-selon-le-co-president-d-ecolo-11516918
- 6LEGROS, Samuel, En débat. Si l’on veut la paix, il faut arrêter de préparer la guerre dans Politique, n° 129, mars 2025
- 7Cette vidéo a été motivée par une idée de l’Union européenne d’enjoindre chaque citoyen de l’Europe à avoir avec eux des kits de survie pour 72h. Voir https://www.rtl.be/actu/belgique/societe/dans-une-video-humoristique-hadja-lahbib-presente-le-kit-de-survie-europeen/2025-03-26/article/744004 et https://www.rtl.be/actu/monde/europe/des-kits-de-survie-pour-72-heures-en-cas-de-crise-voici-lidee-proposee-par/2025-03-25/article/743885
- 8HASTOM, Serge, Autostop Poutine. Au bout de la Russie en guerre dans Pisser dans les cours d’eau. Carnets de reportage très indépendants, éd. du Faubourg, 2025, p. 77-78
- 9Voir https://www.rtbf.be/article/rearmement-de-l-europe-nous-depensons-horriblement-mal-selon-le-co-president-d-ecolo-11516918
- 10LEGROS, Samuel, En débat. Si l’on veut la paix, il faut arrêter de préparer la guerre dans Politique, n° 129, mars 2025.



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