La sécurité sociale de l’alimentation en débat
La sécurité sociale de l’alimentation (SSA) propose un système où chacun·e cotiserait selon ses revenus pour accéder à un budget alimentaire dédié à des produits durables et choisis démocratiquement. Elle vise à lutter contre la précarité alimentaire, soutenir les paysan·ne·s et favoriser la transition agroécologique. Cependant, des défis émergent : risque de précarisation accrue, fracture numérique, lourdeurs administratives pour les agriculteur·rice·s. Certaines expériences pilotes montrent des résultats prometteurs mais soulignent la nécessité d’une construction progressive et locale, en impliquant citoyen·ne·s et pouvoirs publics. Retour sur une conférence-débat animée par Clémence Dumont, journaliste de la revue Tchak, dans le cadre de La Petite Foire Paysanne 2024…
La sécurité sociale de l’alimentation : définition
Et si nous achetions notre nourriture comme nous accédons aux soins de santé ? Pour combler ses besoins alimentaires, chacun·e cotiserait en fonction de ses revenus et recevrait ensuite un budget alimentaire à dépenser selon un processus organisé démocratiquement. Depuis quelques années, l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation (SSA) séduit des organisations qui y voient un moyen d’offrir aux plus démuni·e·s un accès à une nourriture de qualité, tout en soutenant les paysan·ne·s et en favorisant la transition agroécologique de notre système alimentaire1Voir notre analyse Une sécurité sociale de l’alimentation (2021). Disponible sur vivre-ensemble.be. Alors que les expériences pilotes inspirées par ce concept se multiplient, quel bilan peut-on en tirer ? La généralisation de la sécurité sociale de l’alimentation est-elle envisageable ? Quelles questions pratiques et éthiques cela soulève-t-il ?
Quatre intervenant·e·s ont exploré ces questions lors d’une conférence-débat animée par Clémence Dumont, journaliste de la revue Tchak, dans le cadre de La Petite Foire Paysanne 2024 : Michel Berhin, administrateur de la Ceinture alimentaire namuroise et membre de CréaSSA (Collectif de réflexion et d’action sur une sécurité sociale de l’alimentation) ; Hugues De Bolster, chargé de projets à la SAW-B (Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises) ; Catherine Rousseau, chargée de projets à la FSS (Fédération des Services Sociaux), paysanne et présidente de La Botte Paysanne et Antoine Gaillard, coopérateur à l’Atelier Paysan et membre du Collectif pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation français.
Mais comment définir la sécurité sociale de l’alimentation ? Michel Berhin propose une image concrète : « Imaginez que vous ayez dans votre poche une carte, chargée de 150€ d’un budget alloué par l’État et exclusivement dédié à l’alimentation ». Ce budget, alimenté par une cotisation proportionnelle à vos revenus, ne pourrait être utilisé que pour acheter des produits conventionnés, c’est-à-dire répondant à des critères de durabilité définis démocratiquement.
Ce modèle s’inspire de la sécurité sociale telle qu’on la connaît (allocations familiales, remboursements de soins, etc.) et vise à répondre au besoin fondamental de se nourrir sainement. Par extension, il contribuerait à améliorer la santé publique et à relocaliser notre système alimentaire. En effet, le budget SSA garantirait un accès exclusif à des produits répondant à des critères précis. Cela a déjà lieu, par exemple, pour les soins de santé ou les médicaments qui ne sont remboursés que lorsqu’ils sont conventionnés.
La SSA serait universelle (chacun·e cotiserait selon ses moyens) et basée sur le conventionnement (définition démocratique de produits durables et de qualité).
Quels impacts sociaux ?
Catherine Rousseau souligne que l’insécurité alimentaire progresse, en Belgique comme ailleurs, avec un coup d’accélérateur supplémentaire dû aux crises successives (pandémie, inflation, conflits). Actuellement, 600 000 personnes en Belgique dépendent de l’aide alimentaire, principalement assurée par des associations et des CPAS eux-mêmes en difficulté. Cette aide repose sur des invendus de supermarchés ou des fonds européens et ne répond souvent ni aux besoins réels ni aux préférences des bénéficiaires.
Or, bien qu’absolument nécessaire, cette aide alimentaire reste un pansement et n’offre pas de solution structurelle à la précarité2Voir la recherche participative d’Action Vivre Ensemble de 2022 Changer de pansement ou penser le changement ? Disponible sur vivre-ensemble.be. Si la SSA propose une alternative intéressante, elle comporte des risques sociaux qu’il faut anticiper :
- Cotisations et précarité. Prélever une somme, même modeste (par exemple, 15€), aux ménages précaires pourrait les désavantager si le système ne leur permet pas d’utiliser ces 15€ aussi efficacement qu’ils ou elles le feraient eux·elles-mêmes.
- Utilisation effective ? Rien ne garantit que les personnes les plus aisées, qui n’ont pas besoin d’un budget complémentaire, utiliseront effectivement les sommes à consacrer à l’achat de produits conventionnés. Elles pourraient laisser « dormir » l’allocation perçue et ne participeraient donc pas au renforcement d’une alimentation locale et de qualité.
- Fracture numérique. Si la SSA repose sur une carte numérique, elle risque d’exclure toutes les personnes peu familières avec ces outils.
- Charge administrative pour les paysan·ne·s. Le conventionnement pourrait s’apparenter à une nouvelle labellisation, augmentant des contraintes administratives déjà très lourdes pour les producteur·rice·s. Le maintien des fermes n’est d’ailleurs pas uniquement lié à la demande, il dépend de tout un système. Une réponse différente pourrait être un système de rétribution des services que les paysan.ne.s rendent à la société par la société tout entière et pas seulement par leurs client.e.s.
Le processus démocratique
Antoine Gaillard relate l’expérience française où le Collectif SSA travaille avec une trentaine d’initiatives locales. Le projet repose sur les trois principes déjà évoqués plus haut : conventionnement, universalité, cotisation. Toutefois, certaines organisations proposent de commencer par des expérimentations plus limitées, par exemple une caisse et un service public non étatique, répondant à un besoin de démocratie avant tout, sans préjuger sur le moyen ou long terme.
De nombreux débats ont eu lieu notamment au sujet des expériences qui bénéficiaient d’un fort financement public local pour pallier le manque de cotisation (qui reste pour l’instant volontaire). Est-il nécessaire de mettre fin à ces expériences pour autant ? Non car ce financement répond à un besoin urgent de mobilisation rapide de fonds. De plus, les pouvoirs publics peuvent tirer des enseignements de l’expérience en termes de démocratie.
Concernant le conventionnement, en France, il a été décidé de conventionner les produits selon leur comptabilité sociale et environnementale et pas uniquement économique. Ils ont été choisis en connaissance de cause par les usagers et varient donc d’une initiative à l’autre. Globalement, un conventionnement consensuel pourrait se baser sur la sortie des pesticides
La SAW-B, qui regroupe 140 associations d’économie sociale et solidaire, insiste sur l’importance de considérer l’alimentation comme un bien commun, au même titre que la terre, la monnaie ou le travail, explique Hugues De Bolster. Toutefois, elle exprime des réserves envers une généralisation trop rapide de la SSA, en raison de l’importance du processus démocratique. Le choix de notre alimentation doit rester un acte libre. On peut établir un parallèle avec les directives agricoles : les citoyen·ne·s et agriculteur·rice·s subissent les décisions politiques, alors que l’agriculture conventionnelle est à bout de souffle. Les agriculteur·rice·s peinent à se nourrir eux·elles-mêmes et les externalités environnementales sont trop lourdes. Une politique agricole et alimentaire ambitieuse est donc indispensable. Mais de la même manière que la sécurité sociale s’est construite progressivement, grâce à des luttes et une solidarité active, la SSA doit répondre aux besoins réels tout en étant conçue par la base, avant d’être officialisée.
Les expériences pilotes
Deux expériences ont particulièrement retenu l’attention :
Montpellier3Voir le reportage de Clémence Dumont paru dans Tchak n°17, au printemps 2024. La plus grande expérimentation SSA rassemble 400 volontaires. Les citoyen·ne·s cotisent selon leurs revenus (environ 60 € en moyenne), un montant complété par les pouvoirs publics. Ici, les magasins et non les produits sont conventionnés, facilitant ainsi le processus. Bien que certaines zones manquent de magasins éligibles, l’expérience favorise le dialogue entre citoyen·ne·s, agriculteur·rice·s et décideur·euse·s publics.
Bruxelles – BeesCoop. Dans cette coopérative alimentaire, les participant·e·s ont expérimenté une SSA financée par la Région wallonne. Bien que la mixité sociale n’ait pas été garantie à toutes les étapes de l’expérience, les participant·e·s, même les plus précarisés, souhaitent continuer à s’impliquer dans la coopérative après la fin du projet.
Quelles solutions immédiates ?
Catherine Rousseau préconise des mesures concrètes à mettre en place rapidement : offrir une alimentation gratuite et de qualité dans les crèches et cantines scolaires, accompagnée d’une éducation à l’alimentation.
Michel Berhin évoque d’autres pistes qui pourraient également se conjuguer à une SSA telles que des chèques alimentaires, monnaies locales, cartes de réduction. Toutefois, ces solutions nécessitent un soutien financier conséquent, à l’image des 50 000 € mobilisés pour BeesCoop lors de son projet pilote.
En parallèle, soutenir les producteur·rice·s locales·aux reste un enjeu clé. À Montpellier, par exemple, les retombées directes pour les paysan·ne·s sont encore limitées, notamment parce que le conventionnement concerne principalement des magasins et que peu d’utilisateur.ice.s ont utilisé le système pour acheter en direct à des paysan.ne.s. L’argent est donc surtout passé par les magasins et il est difficile de chiffrer les retombées pour les producteur.ic.e.s locaux.ales. Chez Paysans Artisans, par exemple, l’impact serait plus direct.
Mais ces nouvelles filières restent encore à construire. D’après Hugues De Bolster, l’offre alimentaire durable et de qualité demande du soutien pour pouvoir augmenter et sortir de la situation actuelle, non seulement pour la SSA mais aussi pour d’autres actions comme les cantines durables. Cela permettrait d’amorcer la pompe et de lancer le conventionnement des producteur·rice·s ainsi qu’une transition vers un système alimentaire de qualité.
L’expérience pilote de Montpellier montre une vraie différence pour les personnes précarisées qui ne doivent plus recourir à l’aide alimentaire. La qualité de leur alimentation augmente alors significativement, on voit par exemple les légumes revenir à leur menu. L’implication des personnes les plus riches est à noter également.
Enfin, l’argent public que certains pouvoirs publics dédient à ces expériences permet d’impliquer ces pouvoirs dans les questions alimentaires. Ainsi, lorsque les lieux de production et/ou vente de produits locaux sont répertoriés afin que les bénéficiaires d’une expérience de SSA puissent y faire leurs achats, on découvre que certaines zones sont trop peu desservies. Antoine nomme « bourbiers alimentaires » ces zones où l’offre d’une alimentation locale de qualité est trop maigre. Les pouvoirs locaux s’emparent de ces informations pour orienter leurs choix politiques, afin de développer l’offre, par exemple.
En conclusion, les expériences pilotes montrent des bénéfices concrets, notamment pour les populations précarisées, dont la qualité de l’alimentation s’améliore significativement. Cependant, des défis demeurent : assurer une vraie mixité sociale, veiller au bénéfice effectif pour les personnes précarisé·e·s et garantir un processus adéquat pour les agriculteur·rice·s.
Une chose est claire : pour que la sécurité sociale de l’alimentation réussisse, elle doit être construite par la base, en s’appuyant sur des projets locaux et participatifs, avant de s’élargir à une échelle nationale.
- 1Voir notre analyse Une sécurité sociale de l’alimentation (2021). Disponible sur vivre-ensemble.be
- 2Voir la recherche participative d’Action Vivre Ensemble de 2022 Changer de pansement ou penser le changement ? Disponible sur vivre-ensemble.be
- 3Voir le reportage de Clémence Dumont paru dans Tchak n°17, au printemps 2024